La fille de l’autoroute

Publié le par Philippe Mangion

La fille de l’autoroute

Nous étions en juillet 88, je rejoignais Dijon en voiture, pour une semaine de vacances ritualisée chez mes parents. Je roulais sous une pluie battante, et comme chaque début d’été de ces années de fac, je me conditionnais à supporter ces longues journées régressives et ennuyeuses. Ma mère, elle, attendait et préparait mon arrivée depuis plusieurs semaines.

Près d’Avallon, je m’arrêtai dans une station d’autoroute où j’approvisionnai la Ford Fiesta de la quantité d’essence juste nécessaire pour finir le trajet. Après avoir réglé, je décidai d’aller prendre un café au distributeur.

Je courais encore sous la pluie quand je la vis dans la salle aux néons crus. Elle portait des talons hauts qui affinaient une silhouette déjà très élancée. Un jean taille basse et un court tee-shirt laissaient admirer un ventre parfait, mis en mouvement par un déhanchement efficace. D’une seule main, elle maintenait un enfant, plaqué sur sa hanche gauche. Il était très calme et montrait un visage rêveur. Elle avait une cigarette entre le majeur et l’annulaire de la main droite, à la manière de Gainsbourg, qu’elle colla finalement sur le coin droit de sa bouche aussi charnue que son visage était effilé, encore allongé par un chignon très haut. Elle plongea les longs doigts de sa main libre dans la poche de son jean, gênés par une volumineuse améthyste montée sur un anneau en or dont la faible circonférence, 48 mm peut-être, n’arrivait pourtant pas à maintenir l’ensemble dans la position souhaitée. Elle parvint enfin, au prix d’un ultime déhanchement, à extraire une pièce de un franc qu’elle introduisit dans le distributeur. La lenteur et la légèreté de ses gestes contrastaient avec les cris et l’agitation des familles aux visages décomposés par la fatigue. Elle buvait doucement et l’enfant ne bronchait pas. Son regard se perdait dans la lointaine file de phares diffractée par les gouttes de pluie qui s’attardaient sur la baie vitrée. Elle était seule et donnait envie de l’être. Elle jeta son gobelet, sortit, hâta le pas, sans précipitation. Pas une seule fois son regard ne s’était porté sur moi.

Toute la semaine, cette fille occupa mes pensées. J’entretenais l’espoir impossible de la croiser au retour, au même endroit. Ce ne fût pas le cas, mais cet été-là, le rituel des vacances familiales fut bien plus supportable.

Publié dans Nouvelles

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