L’aveugle et l’enfant

Publié le par Philippe Mangion

L’aveugle et l’enfant

Un vieil homme aveugle attend au bord du trottoir, un enfant s’approche de lui.

Il a pris ma main et nous nous sommes élancés. Le fleuve impétueux a suspendu ses stridulations. Nous avons avancé, nous avons bravé le décompte. Maintenant ses doigts pressent l’anneau d’argent, mon pouce couvre son éminence thénar. Au loin le souffle de Pégase, au loin une aurore boréale. La voix du passeur décline les noms des dieux alors que nous contournons les siphons. Sous nos pieds les caillebotis fondent dans des senteurs de phtalate. Sur la rive opposée, si proche – si proche ? – les chants de la sauvagerie, rythmés par les piétinements des danseurs. Je le protège, il me guide, mais qui est-il ? Toute son âme est dans ses doigts, toute son âme est dans ma main, son cœur bat contre mon index, il n’a pas de poids. Ses imperceptibles pressions corrigent notre trajectoire, constituent notre langage, l’essence de nos sens. Le fleuve gronde, ses courants contenus seront bientôt libérés. Kanagawa à jamais figée, le cône Fujiyama inscrit dans le cercle rétinien. Nos systèmes nerveux se sont connectés, son énergie irrigue mes neurones, enjambe les synapses. Une trace de céladon a déchiré mon blanc éternel. Par cette brèche des nuances nouvelles que je ne sais pas nommer. Les lignes se déforment aux pulsions de la sauvagerie. J’ai peur, je ne suis pas prêt, je veux lâcher la main de l’enfant, retrouver le blanc uniforme. Mes muscles ne répondent pas, le flux sanguin frappe contre mes tempes au rythme de la jungle. A chaque nouvelle vague, au milieu de mon néant une cavité se forme. Toute la lumière se concentre dans cette cavité, autour le noir se répand. Les pulsions s’atténuent et dans ce blanc éclatant, des objets mouvants aux contours précis se révèlent progressivement. Leurs mouvements sont synchrones avec la musique de la sauvagerie. Alors je SAIS que ce sont les images de la vie. Je suis à l’intérieur de la cavité et par la brèche qu’a créée l’enfant, je vois. Maintenant je n’ai plus peur. Les doigts de l’enfant commencent à trembler, toutes ses forces y sont concentrées. Il ne tiendra pas longtemps, alors je capte ce qui produira des rêves jusqu’au bout de ma vie. Kanagawa, Fujiyama, le nuage de phtalate, la sauvagerie. Déjà nous atteignons la rive, derrière nous les courants sont libérés. La pression de l’enfant s’atténue, les images se troublent, se diluent dans le blanc, le blanc se diffuse, déborde, s’étale et recouvre tout. Je n’ai pas vu l’enfant, je n’ai pas tourné la tête et c’est trop tard. Ses doigts glissent, je dis : non, ne pars pas. Qui es-tu ? Il ne répond pas, il n’est plus là. A-t-il seulement existé ?

Publié dans Poésie

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