Le cahier Laujorrois : un témoignage inédit sur la jeunesse de Louise Michel

Il y a quelques semaines, Claudine Bourcelot, présidente de l’indispensable Association Louise Michel de Vroncourt-la-Côte ( http://asso.louise.michel.free.fr/ ), m’a fait le joli cadeau de me confier la transcription d’un témoignage manuscrit rédigé par un ami de la famille paternelle de Louise. 
Une mystérieuse madame Ligner de Liffol-le-Petit le lui avait fait déposer il y a quelques années. Madame Ligner avait retrouvé ce cahier dans sa propriété « le Vatican » - ça ne s’invente pas – propriété qu’elle avait elle-même héritée d’une certaine madame Pinot-Diez.
Toutes proportions gardées, cette histoire démarrait comme « Da Vinci code » ... Le « codex », s’il n’était pas crypté, était toutefois peu lisible, d’une écriture à la ponctuation hasardeuse. Il m’a fallu deux semaines pour arriver à bout de ses 80 pages !

Le texte est signé François Laujorrois. Ce François a eu la bonne idée de nous donner la précieuse indication de son âge dans le texte : 81 ans en 1883. Une recherche dans les archives de Haute-Marne, me permet de le repérer dans les tables de recensement. En 1836, le monsieur est propriétaire à Marault, près de Chaumont. Quelques indications laconiques nous racontent en filigrane l’histoire tragique de sa famille. Sortez vos mouchoirs !
François Laujorrois est donc né en 1802, comme qui vous savez (« Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte, / Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, ... »)
En 1812, François a 10 ans. La famille s’agrandit de jumeaux, Joséphine et Alphonse, mais Alphonse meurt quelques jours plus tard. Premier drame.
En 1833, c’est sur les propres enfants de François que la malédiction se répète. Sa femme Julie, née Martin, donne, elle aussi, naissance à des jumeaux, Léonie et Auguste, mais, nouvelle tragédie, Auguste meurt 15 jours après l’accouchement.
En 1854, Léonie la survivante a 21 ans. Elle se marie avec Jules Barotte, un géologue en vue de la région, mais décidément le sort s’acharne : Léonie meurt quelques mois plus tard.
Voilà à quoi ressemble la vie d’un inconnu, lorsqu’elle est ainsi résumée en quelques lignes dans les registres d’état civil. L’idée qu’il y a ainsi des milliers, des millions, à venir des milliards d’histoires, à jamais numérisées et conservées dans des circuits électroniques, sauvegardées et resauvegardées à l’infini, bien plus pérennes que les livres et les cimetières, me donne le vertige. Impossible retour à la poussière, impossible oubli définitif.

Bon, revenons à notre cahier. Que raconte-t-il ? Que nous apprend-il ?
François Laujorrois est un intime de Saint-Laurent de Mahis. Dans son cahier, il est catégorique : Saint-Laurent est le frère de Louise Michel et non son père, comme les grands-parents l’ont fait croire à notre future héroïne durant toute son enfance. Et c’est justement parce qu’à la naissance de Louise, il a refusé d’en endosser la paternité et de se marier avec Marie-Anne, la mère de Louise et domestique, qu’on l’a exclu du château.
Pour François, Saint-Laurent est un martyr au même titre que le Saint-Laurent d’origine, le diacre de Rome qui, en 258, passa sur le gril, au sens propre du terme. Il excusera toujours ses parents, ne dira jamais du mal dans leur dos, gardera le secret, vivra dans la misère, recueillera des indigents, attirant sur lui les railleries de tout le pays, s’en sortira petit à petit, à force de travail et d’abnégation, entouré de ses protégés... Tout cela est un peu trop beau pour ne pas instiller le doute sur la crédibilité du récit.
À l’inverse, notre chroniqueur dresse un tableau peu flatteur du reste de la famille. Le grand-père, d’un tempérament certes chevaleresque, mais hâbleur et prétentieux. La grand-mère, effacée, « n’était pourtant pas sotte » se permet-il. D’après François, elle est du côté de son mari, également furieuse contre son fils de ne pas accepter d’épouser Marie-Anne. Même Agathe, la sœur de Saint-Laurent, est tout aussi remontée contre son frère. 
C’est un peu gros – vous ne trouvez pas ? – que tous s’acharnent sur ce pauvre Saint-Laurent parce qu’il refuse de se sacrifier pour sauver l’honneur de la famille. 
Une autre hypothèse est possible : Saint-Laurent est réellement le père de Louise et, avec son air malheureux, il a réussi à convaincre son copain François du contraire. Ça collerait mieux avec l’attitude de toute la famille d’en vouloir au fils de ne pas assumer ses responsabilités.

La troisième voie est celle, plus romanesque, que j’ai choisie dans mon livre (Louise Michel, jeunesse), écrit avant que j’aie connaissance de ce témoignage. Le grand-père abusait de la servante, mais celle-ci avait également une liaison avec le fils, peut-être un vraie histoire d’amour. Ainsi Marie-Anne elle-même ne savait pas qui était le père de Louise. Saint-Laurent, l’apprenant, ne veut pas épouser celle qui a aussi couché avec son père. Même si elle y fut forcée, il ne le supporte pas, comme il ne supporte pas non plus cette incertitude sur la paternité de Louise. Il quitte le château par dépit.
Quelle famille ! Je laisse le lecteur se faire sa propre opinion.

Venons-en aux passages du cahier où il est question de Louise Michel plus directement. Ils sont intéressants à plusieurs titres. Tout d’abord, ils donnent une information, à vérifier, que jusqu’à ce jour je n’avais lue nulle part ailleurs. Enfant, Louise aurait été envoyée, « quelque temps dans une pension à Bourmont, [où] elle sut bientôt tout ce qu’on pouvait lui apprendre dans cette école d’un petit bourg ». Louise n’en parle pas dans ses Mémoires, mais ce n’est pas le seul événement de sa vie qu’elle aurait omis. 
Tout aussi intéressant est le sentiment de Laujorrois envers Louise. Il emploie des mots parfois violents, haineux contre Louise, mais en dresse finalement, presqu’à son corps défendant, un portrait très flatteur. Il la rencontre et la fréquente quelques temps dans la période où elle est institutrice libre à Audeloncourt, en 1852-53. La description qu’il fait d’elle est celle d’un jeune femme surdouée – elle apprend et comprend en une nuit un livre savant de géologie qu’il lui a prêté – mais naïve et anormalement enthousiaste. « Elle me dit combien on devait être heureux quand on était aussi savant que moi ... » 
Mon avis est que, loin d’être naïve, Louise s’emploie à flatter exagérément et sciemment notre bourgeois pour obtenir de lui qu’il lui prête ses livres, aussi dans le but de s’en faire un allié qui pourra lui apporter, le moment venu, un appui pour une démarche. Dans ses Mémoires, elle raconte s’être inspirée de Molière pour effrayer les prétendants qui se présentaient au château. Avec Laujorrois, elle n’est pas dans le rôle d’Agnès de L’école des femmes, mais plutôt dans celui des flatteurs du Bourgeois gentilhomme.
Louise, à 22 ans, est ambitieuse dans le bon sens du terme. Elle vient d’obtenir son brevet d’institutrice, elle rêve de Paris, d’y être reconnue comme écrivaine, poétesse, éducatrice aux méthodes innovantes. Mais dans une société où les femmes n’ont aucun pouvoir, elle a besoin d’appuis. Elle est intelligente, instruite, maligne, et peut tenir la conversation avec tous les petits notables du Bassigny. L’attitude qu’elle montre avec Laujorrois, on la retrouve à la même époque avec le recteur Fayet ou le préfet Froidefond. Elle les intrigue, les bouscule. Ils ont des conversations d’égal à égale avec Louise. Mais, en même temps, en mâles dominants, ils la jugent irresponsables de ses idées subversives, et déjà de ses actes, ce qui constitue le plus pathétique des dénigrements.
Pour Laujorrois, c’est un mari qui lui manque pour la calmer : « Ah ! Parbleu ! c’est un homme qu’il lui aurait fallu ! Un mari lui eut évité Nouméa. » s’exclame-t-il. Plus loin, à nouveau : « Un mari, des enfants, auraient, comme on dit, mis du plomb dans cette pauvre tête. Décidément, c’est un mari qui lui a manqué. »
 Le texte a été écrit entre 1880 et 1883, François passe à cette période le tournant de ses quatre-vingts ans. Au début, il reste plutôt bienveillant. Louise est de retour de sa déportation en Nouvelle Calédonie et sans doute cela l’émeut-il. Il se remémore avec nostalgie des événement de sa jeunesse. Mais en 1883, Louise s’est totalement réinvestie dans la cause de la révolution sociale, avec le mouvement anarchiste. Elle vient d’être condamnée à 6 ans de prison. Alors les insultes de François vont crescendo, et pour finir il ânonne : « Aujourd’hui, c’est un monstre, dont la société doit se défaire. » Avec l’âge, le vieux Laujorrois, comme le Misanthrope, était devenu atrabilaire.
Aujourd’hui, je referme le cahier. Les mots de Laujorrois, pourtant pas toujours aimables, ont, le temps de la transcription, donné vie à Louise, Saint-Laurent, Agathe, et bien d’autres, de la directrice de la pension de Bourmont au curé de Clefmont. 
Je referme et range le cahier, dont Claudine Bourcelot m’a offert une belle reproduction. Je laisse Louise à son temps, à l’éducation des enfants d’Audeloncourt, à l’étude de la géologie, à ses rêves de Paris, ses ambitions de poétesse, à sa conviction d’un monde futur rendu meilleur par la révolution sociale. Je laisse Louise à ses grandes espérances.

Philippe Mangion

Auteur de « Louise Michel, jeunesse », BOD
https://www.bod.fr/librairie/louise-michel-philippe-mangion-9782322259496