L’opinion, mon opinion
(Article paru dans le recueil de chroniques L'Irak, de la crise au chaos. FMSH Editions)
L’avion disparaît dans la tour, disparaît dans la tour, dans la tour, comme un rappel en flas-back du tempo initial. La tête en bronze de Sadam s’écrase sur le sol, s’écrase sur le sol, sur le sol. La fillette blessée, de son lit d’hôpital, me regarde, me regarde, et me regarde encore. Un passager masqué descend du Hong-kong-Paris, puis un autre masqué, encore un masque, puis une hôtesse. Sur LCI, sur CNN, sur BBC-News, sur Euronews, sur LCI,CNN,TF1,France 3, LCI, CCTV. En français, en anglais, en chinois, en silence. Le bandeau en bas de l’écran défile, défile, défile. En anglais, en arabe, en français. Le CAC 40 chute. C’est à cause de la fillette, de la tour aussi. Il remonte quand Sadam s’effondre sur le bandeau. Sauvé. Bon, encore un flash, le dernier, et je vais travailler. J’oublie la guerre une demi-heure, puis les images me manquent. Il me faut ma dose. C’est fait en 5 mn, sans même m’asseoir. Rien de nouveau depuis tout-à-l’heure. Pas de ville conquise, pas d’attentat suicide. Je suis un peu déçu.
Au bout de 21 jours de guerre, je me dis qu’il était temps que ça s’arrête, qu’au moins ça décélère. La capacité de mon cerveau à avaler, trier, ranger des images est dépassée. Ca dégouline. Je me promets de ne suivre l’après-guerre qu’une fois par jour. Et grâce à leur raréfaction, l’effet des images devient meilleur, plus apaisant. L’abstinence aiguise l’envie. Le cerveau a le temps de se vider, le flot des infos trouve un sens. Je me sens lucide, l’analyse reprend le dessus, y compris l’analyse de mes propres sentiments. Et là le constat est affligeant : malgré mon discours extérieur qui tente de garder une certaine cohérence, dans mon fort intérieur c’est le chaos. J’ai l’impression de me tromper sur à peu près toutes mes prévisions, d’être une girouette sensible au moindre courant d’air vicié, d’où qu’il vienne.
Comme j’ai toujours tendance à théoriser, je me demande si ce qui est vrai pour moi l’est pour les autres, individuellement. Et qu’en est-il des sommes de ces individualités au niveau d’un pays, d’un continent, du monde, qu’on appelle opinions. Opinions qui, sondées, se révèlent finalement assez stables au regard de l’instabilité des éléments qui les composent.
Une opinion publique répond à fonctionnement sophistiqué. Comme la vie, c’est un système complexe, dépendant d’une multitude de facteurs, donc peu dépendant de chacun d’entre eux, et qui de ce fait génère des concepts stables. Elle n’a ainsi de sens que dans les pays qui répondent à des critères favorisant le bouillonnement d’idées : démocratie politique, médias pluralistes et accessibles au plus grand nombre, niveau de vie satisfaisant. Les brillants commentateurs l’ont bien senti, qui parlent de l’opinion occidentale, mais de la « rue arabe ». Quant à l’Afrique, ils n’ont pas encore trouvé de terme. Dans mes errements téléphagiques durant cette guerre d’Irak, je me pose sans cesse la question de savoir ce qu’en pensent réellement les Irakiens, quelle est l’opinion Irakienne. Se considèrent-ils libérés ou envahis ? Mais cette question a-t-elle un sens lorsque la plupart d’entre eux depuis trente ans ont été élévés, à l’école comme devant la télé, avec les idées d’un seul parti à la gloire d’un seul homme. Les éléments sur lesquels pouvaient se fonder l’opinion d’un Irakien sont si peu nombreux – nationalisme, religion, embargo – qu’il ne faut pas s’étonner du soutien de beaucoup d’entre eux à leur oppresseur dans ce que l’on peut considérer comme de l’immaturité politique. Mais ce jugement est contestable lorsqu’il émane de peuples devenus soudainement compatissants avec les Irakiens, à partir du moment où leur propre sécurité est en jeu, et alors que d’autres peuples subissent le même sort dans l’indifférence.
Sans juger sur le fond, les opinions européennes se sont faites sur des critères hors sujet, pricipalement le pro ou antiaméricanisme. Il faut dire que l’arrogance américaine n’aide pas à les aimer. Dans un monde où tout est affaire de symbôle, les mots prononcés - « l’axe du mal », « la croisade » - et même leur traduction, souvent baclée et approximative n’ont pas manqué d’interprétations ravageuses.
J’écoute Kouchner qui passe à « mots croisés » sur France 3. La cohérence de son discours d’avant et d’après la guerre, comme celui de Gluksman, me perturbe. Est-il possible que l’avenir leur donne raison, qu’ils soient les Raymond Aron et Albert Camus modernes ? Leur « Oui à la guerre malgré Bush » plutôt que « non à la guerre malgré Saddam » fait vaciller mon assurance. Heureusement, un peu plus tard aux infos de la nuit, ma consternation devant le discours de Rumsfeld, aux allures de comptable d’Al Capone dans les « incorruptibles », remet fermement le cap de mon opinion vers les « anti ». Jusqu’à ses prochaines dérives.
Une opinion est un magma abstrait de sentiments et d’influences, surtout quand elle se rapporte à des sujets qui ne nous concernent, comme la guerre d’Irak, qu’indirectement. Ce n’est pas nous qui subissons les bonbardements. Ce n’est pas nous non plus qui avons des frères coincés dans des cibles roulantes auxquels on gueule, dans un casque depuis Doha, de tirer sur tout ce qui bouge. Pour ceux-là n’est pas encore venu le temps de l’opinion mais de la survie.
L’opinion des opprimés est insondable. Parce qu’ils ont peur, parce que leur quotidien est consacré à la survie, à la recherche de l’essentiel, ils sont prêts à se renier, à adhérer au partis communistes, baas ou fascistes. Les biens nourris, les bien armés et libres de penser doivent-ils pour autant, par compassion, intervenir sur des critères intrinsèques, sur ces fameuses « valeurs » universelles et surtout occidentales ?
Je pense comme je suis
Antoine Sfer, spécialiste du moyen-orient et consultant de LCI, répetait à l’envi ce proverbe arabe pour tenter d’expliquer à chaud l’engouement pour le moins mitigé des chiites irakiens pour le libérateur américain : « avec mon frère contre mon voisin. Avec mes voisins contre le quartier d’à côté, etc. ». Proverbe dont il fallait comprendre : nous n’aimons pas Sadam Hussein qui nous opprime, mais nous faisons partie du peuple Irakien et sommes à ses côtés pour résister à l’envahisseur américain et même pour faire la guerre aux iraniens nos frères de religion. En l’occurrence l’explication est ici un peu courte, car on peut douter de la réelle existence d’un peuple irakien.
Déjà, le mot peuple porte dans sa définition même une ambiguïté. Celle-ci est double double : « ensemble d’hommes ayant une même culture, même s’ils ne vivent pas sur le même territoire » ou « ensemble d’hommes vivant sur un même térritoire, appartenant à une même nation, même s’ils ne sont pas de même culture ». Ce qui induit que la quasi-totalité des hommes appartiennent au moins à deux peuples.
En Irak, les différentes communautés sont géographiquement assez nettement séparées et ne partagent pas le pouvoir. Dans le monde, les communautés religieuses, elles, ne recouvrent que très rarement la notion de peuple, exception d’importance faite au peuple juif. Une nation non plus ne correspond que rarement à une communauté culturelle, mais avec beaucoup de temps et de brassage, le lien qui unit les individus d’une même nation peut être plus fort que le lien de la culture et du sang. C’est le cas pour les vieilles nations européennes, pour les Etats-Unis également. Ca ne l’a pas été pour la yougoslavie, l’URSS et pour bien d’autres.
Il n’en reste pas moins vrai que le sentiment d’appartenance à un peuple compte beaucoup dans l’opinion qu’on se forge dans un événement tel que la guerre d’Irak. Mais ce n’est pas le seul. Chacun de nous appartient à de multiples groupes qui peuvent être disjoints entre eux. La résultante de l’influence de chacun de ces groupes constituent notre identité et détermine notre opinion. Voici en vrac quelques éléments critères clés déterminant ces groupes : la langue, la religion, la ville, le pays de résidence, le pays d’origine, la condition sociale, le metier.
Dans un portrait fait par Libération le 2 mai, l’écrivain Sami Michael, se présente comme Israélien, Irakien, juif, Arabe. Juif né à Bagdad en 1926, il est exilé en Israel depuis 1948. Il dit : « dès que je ferme les yeux, mes souvenirs me reviennent, je pense à l’Irak ». A propos des américains : « j’ai l’impression qu’ils bombardent mon enfance ». Et sur le ton de la boutade : « en tant qu’irakien, j’ai presque honte qu’ils ne se soient même pas battus ».
Sami Michael résume à lui seul la complexité de nos identités, surtout dans cette région du monde où les états se sont faits et défaits, souvent de façon arbitraire lors de la décolonisation et où il n’y pas une appartenance forte qui domine les autres.
En revanche, aux Etats-Unis, pays pourtant bâti sur le communautarisme, le sentiment d’appartenance à la nation américaine est très fort et domine largement toutes les autres influences. Sans doute parce qu’il véhicule encore une large part de rêve – le « rêve américain » – espoir mélangé de liberté et de réussite personnelle, caressé par des générations successives d’immigrants.
Ainsi, les discours de Bush ébahissent la plupart des européens par leurs arguments simplistes. Ce n’est pas parce que Bush est plus imbécile que nos dirigeants, mais c’est parce que ses discours ne sont intentionnellement adressés qu’au peuple américain. Il peut dire à peu près n’importe quoi, comme « la guerre contre Saddam s’inscrit dans la lutte contre Al-Qaeda », la grande majorité des américains sont prêts à y adhérer sans réfléchir. Qu’importe la vérité lorsque c’est un rêve qu’on défend, un rêve à caractère religieux dont l’icône – les twin towers – a été brûlée un certain 11 septembre.
Kundera bien tombé
Durant ces jours de guerre lointaine et si proche, mon livre de chevet est l’Ignorance de Kundera. Ainsi que cela m’arrive très souvent, il y a un lien direct, une convergence non recherchée entre ce que je lis et ce que d’autre part j’essaie de formaliser, concernant en l’occurrence la difficulté de me forger une opinion dans ce conflit. Ce qui est remarquable est que ce thème de la coïncidence est récurrent dans les romans de Kundera. Plutôt que pompeusement parsemer ce récit de citations commentées, je préfère sélectionner deux passages et les livrer brut, en une seule fois :
« Quand Skacel [un poète tchèque] s’est enfermé pour trois cents ans dans la maison de tristesse, c’est parce qu’il voyait son pays à jamais englouti par l’empire de l’Est. Sur l’avenir, tout le monde se trompe. L’homme ne peut être sûr que du moment présent. Mais est-ce bien vrai ? Peut-il vraiment le connaître, le présent ? Est-il capable de le juger ? Bien sûr que non. Car comment celui qui ne connaît pas l’avenir pourrait-il comprendre le sens du présent ? Si nous ne savons pas vers quel avenir le présent nous mène, comment pourrions nous dire que ce présent est bon ou mauvais, qu’il mérite notre adhésion, notre méfiance ou notre haine ? »
« […] les discussions menées dans les hautes sphères de l’esprit sont toujours myopes envers ce qui, sans raison ni logique, se passe en bas : deux grandes armées se battent à mort pour des causes sacrées ; mais c’est une minuscule bactérie de la peste qui les terrassera toutes deux. »
Mutation
Notre espèce, principalement dans le monde occidental, s’est physiologiquement transformée au cours des cent dernières années. L’homme a grandi, grossi. Il vit plus vieux et il est moins fécond. Moins spéctaculaire et tout aussi importante est la transformation de ses méthodes d’appréhension du monde extérieur. Ses méthodes d’acquisition, elles, n’ont pas changé. Nos cinq sens n’ont pas évolué. En revanche, l’information qu’ils transmettent au cerveau a en partie changé de nature, ou plutôt s’est uniformisée. Il y a les concepts qu’on acquiert par association et assimilation : reconnaître le visage de sa mère ou un arbre, parler dans sa langue maternelle. Il y a d’autre concepts qu’on acquerait tous par initiation : écrire, faire une mayonnaise, utiliser son magnétoscope, comprendre l’histoire ou la philosophie. Les parents, l’école étaient les principaux vecteurs de la transmission par l’initiation et l’explication. Dans le domaine des idées, les leaders politiques, les penseurs, diffusaient leur pensée principalement par l’écrit, mais souvent à l’attention d’une élite minoritaire. Et puis arrivèrent la radio, et surtout la télé, dont les images et les sons s’impriment à un tel débit que nos sens n’arrivent plus à les filtrer. La musique et les informations, qu’autrefois seuls des privilégiés ne recevaient qu’au compte-goutte et de sources bien identifiées, se deversent desormais dans un flux ininterrompu et non sollicité à la quasi-totalité des populations. La couverture par les chaînes américaines d’information continue de la guerre du golfe, des attentats du 11 septembre, enfin de la guerre d’Irak, a franchi une étape qui fera date pour les ethnologues du futur.
Le cerveau, dépassé pour essayer de décoder et comprendre au fur et à mesure, appréhende les événements de cette guerre par assimilation et non plus par initiation. C’est d’ailleurs beaucoup plus facile pour lui car ça lui demande beaucoup moins d’effort. On ne fait pas d’effort dans l’enfance pour reconnaître du premier coup d’œil les milliers d’objets qui nous entourent quotidiennement. A force de les voir, un jour, on les reconnaît, c’est tout. Pourtant, les mécanismes du cerveau qui permettent cette mémorisation sont tout aussi complexes que ceux qui nous font résoudre les équations du second degré.
Dans un autre domaine, l’informatique, neuf et donc vierge de tout mécanismes d’acquisition, on dit des jeunes gens de moins de 25 ans qu’ils sont « nés avec ». Quand on observe certains d’entre eux manipuler un clavier d’ordinateur, on a l’impression qu’ils devinent sans les avoir apprises les solutions aux problèmes d’utilisation. Ils n’essaient pas de suivre une méthode comme beaucoup de gens plus agés qui s’y sont mis sur le tard. Et pourtant, malgré ce que soutiennent les enseignants qui craignent ainsi une menace pour l’existence de leur profession, ces jeunes qui ont appris par assimilation, tatonnement, par répétition et non par méthode, sont plus efficaces et, de plus, comprennent mieux, comme instinctivement, ce qu’ils font. Le concept est d’autant mieux assimilé qu’il s’est dégagé de lui même, sans initiation extérieure.
En revanche, devant ce défilement d’images, de Bagdad comme de leur jeu préféré, cet apprentissage sans professeur leur rend très difficile d’expliquer ce qu’ils font ou voient. Il y a pour l’instant un grand déficit du comment et du pourquoi, qui sont les bases de l’enseignement scolaire traditionnel. Un gouffre s’est creusé entre d’un côté la consommation de connaissances sur internet et à la télé, où tout arrive en paquets non triés, où l’on zappe souvent de façon boulimique et de l’autre côté les cours magistraux où il paraît évident que par comparaison, ne serait-ce qu’au niveau du rythme, on s’y ennuie de plus en plus.
Il est normal que les premières générations opérant cette mutation déconcertent leurs aînés qui jugent leur niveau intellectuel comme se dégradant pour les plus optimistes, catastrophique pour les plus pessimistes. Il faudra un certain temps pour que cette mutation soit complète. L’école s’adaptera en intégrant massivement les moyens technologiques, tout en gardant, en les adaptant, ses fondements initiatiques. J’imagine un cours où, un peu à la manière de l’emission « arrêt sur image » d’Arte, des élèves, guidés par un professeur d’histoire-géo, découpent en séquences les images de Bassorah, de Kaboul ou d’ailleurs, bascule sur internet pour des recherches plus approfondies, commentent le tout et débattent, verbalement ou à distance sur un forum ou par « chat ». La philosophie aurait un rôle majeur à jouer dans ce nouveau type d’enseignement, en aidant à formaliser les concepts qui, et c’est là la nouveauté, émergeront spontanément du bouillonnement des idées, que ce soit au niveau individuel ou collectif.
En attendant, et dans ce contexte de transition du processus cognitif que nous vivons depuis une trentaine d’années, nos cortex ont développé seuls un embryon de défense naturelle face à ces flots d’images de guerre et les commentaires qui les accompagnent. La première fut le Vietnam, où la photo tenait encore tête à la télé, et le poster était le principal média des symboles, comme celui du Che avec ses cheveux aux vents malgré sa casquette, ou Marylin Monroe, dupliquée, stylisée et colorée par Andy Warhol. J’avais, dans ma chambre, à dix ans et sans rien comprendre au contexte, l’image connue par toute la planète du GI tombant sous les balles, avec l’inscription « Why ? » en énormes caractères. Pour une raison dont je ne me souviens plus, je possédais d’ailleurs la version italienne du poster avec « Perque ? » à la place de « Why ? » ce qui, je l’avoue, nuisait beaucoup au sérieux et à l’intensité dramatique du message. Mes premières réactions anti-virales aux événements en direct furent devant les faux-charniers de Caucescu, où déjà à l’époque, les journalistes juraient que jamais on ne les y reprendrait. Il y a eut aussi le Liban, comme un feuilleton interminable, puis les intifadas, où le comptage quotidien des victimes a remplacé, dans sa fonction d’imprégnation, l’égrénage journalier des noms des journalistes otages. La guerre d’Afghanistan (du temps des russes), la Tchéchénie et tant d’autres en Afrique et ailleurs, sont restés des guerres sans images, ce qui revient à dire que pour beaucoup elles n’ont pas vraiment existé.
En revanche, la guerre d’Irak, après celles du Golfe et de Yougoslavie, est le troisième conflit majeur et médiatique où nos nouveaux mécanismes de compréhension et d’opinion sont mis à l’épreuve. Comme tout apprentissage se nourrit d’exemples, nos réactions, nos sentiments et notre appropriation des informations a changé, les effets de la mutation se font déjà sentir. Une sorte de méfiance instinctive nous habite devant les discours et les images. Elle habite aussi la plupart des journalistes, même parmi ceux réputés les plus tendancieux. Durant cette guerre, nous considérons qu’ils connaissent les risques d’intoxication, et qu’on peut les tenir pour responsable de relayer des mensonges. Mis à part les « supporters » convaincus d’avance, personne n’a gobé les concepts de guerre propre, de guerre humanitaire. Personne n’a jamais vraiment cru que le désarmement était la vraie raison du conflit, ou les pillages des manifestations de joie et de remerciement aux « libérateurs ».
L’histoire, tome II
En deux conflits majeurs parce que mondiaux, « globaux », modernes et entre puissants, le monde a inventé l’ONU, « babel » fragile, instrument qui pour la première fois avança que les conflits devraient se régler par le droit plutôt que par la force. Le XXè siècle aura connu l’émergence de l’ONU et d’autres organisations mondiales, en même temps que la fin de la colonnisation. Les temps où les forts prenaient en charge le destin des faibles, en bien comme en mal, laisse la place au temps où les représentants de tous essaient de construirent un droit international. Il est trop tôt pour en juger, mais c’est peut-être un tournant dans notre civilisation, dans les rapports entre les peuples, qui n’avaient pas changé depuis la naissance de l’histoire, quelque part entre le Tigre et l’Euphrate. Bien sûr, c’est une présentation très optimiste et si on y regarde de plus près, derrière les discours, les engagements et les signatures, il y a les coups bas et les coups de poignard dans le dos, les intérêts nationaux, la xénophobie et souvent la haine. Bref, l’animalité qui reside en chacun de nous autant que dans nos coportements collectifs et ceux de nos représentants. Mais, à contre-sens du bon sauvage de Rousseau, la force qui nous transcende et nous pousse malgré tout à nous entendre, honore finalement l’espèce humaine. Il est probable que la stratégie de l’entente soit guidée elle aussi par notre instinct de survie – donc notre animalité – comme étant celle qui nous expose le moins à la disparition de notre espèce. Comme si les traumatismes laissés par les guerres mondiales, ainsi que la prise de conscience, avec la bombe atomique, que nous étions capables de mettre en danger notre espèce, avaient opéré chez l’homme, en quelques générations, une mutation durable.
La mise en pratique et les effets de ce « nouvel ordre mondial » ne sont pour l’instant que théoriques. Si l’impérialisme, dont Napoléon, Hitler et Staline auront été les derniers héraults, semble pour longtemps rangé dans nos livres d’histoire, le monde nouveau n’a pas encore fixé ses règles. Le tome I est épuisé mais le tome II n’est pas encore imprimé. L’histoire hésite.
Paradoxalement, ces cinquante dernières, alors que sciences, communications et démographie ont explosés, l’histoire politique cherche sa voie. De la fin de la seconde guerre jusqu’à la chute du communisme, les deux superpuissances se sont observées. Tous les commentateurs de mon enfance, qui ne se trompaient pas moins que maintenant, ne juraient alors que par un monde bipôlaire où la disuasion nucléaire était le seul garant de la paix. Et puis le communisme a implosé et les Etats-Unis, en 15 ans, n’ont pas bougé seuls, sans accord international, malgré leur indécente supériorité. Jusqu’à Georges W. Bush et la guerre « illégale » d’Irak. Elle s’est pourtant préparée et a commencé dans un « esprit » Onusien, ce que l’on doit en grande partie à l’allié anglais. Car, même s’il n’y avait pas accord du conseil de sécurité, la justification en était le non respect de la désormais célèbre résolution 1441. Mais s’il paraît évident que là n’était pas la réelle motivation, c’est une sorte d’hommage à l’ONU que les Etats-Unis se soient ainsi ridiculiser à essayer de lui prouver l’improbable, à coups de photos bidons et flacons de farine. La deuxième phase est beaucoup plus classique, où l’on retrouve enfin la justification idéologique, la « libération du peuple Irakien », au nom de valeurs universelles. Même arguments, mêmes mots que Napoléon pour les « peuples d’Europe ». Si ces intentions sont réellement mises en œuvre et que le conquête idéologique se poursuit dans les pays voisins du moyen-orient, alors l’histoire a de grandes chances de se répéter : une avancée aux forceps, des réussites, une apogée et enfin un déclin, le tout avec beaucoup de dégât. Le tome II de l’histoire sera pour plus tard. Mais ce scénario a peu de chance de se dérouler pour deux raisons principales : le moyen orient est loin de l’amérique et George Bush n’est pas un empereur. Dans 5 ans au plus tard, dans un an peut-être, il deviendra un conférencier bien payé, comme tous ses prédécesseurs.
Mais faut-il pour autant revenir stricto sensu à la charte de l’ONU dont les exégètes, comme Jack lang, continueront à dormir sur leurs bons sentiments tant que les frontières ne bougent pas, manifesteront quand même quand les dictateurs opprimeront un peu trop durement ?
Un bilan de l’action de l’ONU en Irak entre la guerre du golfe et celle de Bush pourrait se résumer à : les inspections, c’est très bien, l’embargo c’est très nul. L’embargo maintient un peuple dans une état de survie et amène chacun à organiser tout son quotidien autour de la recherche d’approvisionnement. Dans ce contexte, la liberté, on s’en fout ! L’approvisionnement est centralisé, ce qui ne fait que renforcer le pouvoir du dictateur. Et le peuple opprimé finit par faire corps avec son oppresseur contre l’étranger qui les affame. L’effondrement de l’URSS, le lent effritement du communisme chinois ont montrer que les armes « virales » les plus efficaces contre un système dictatorial sont le commerce et l’information. A partir du moment où Gorbatchev a desséré l’étau sur ces deux points, tout est ensuite allé très vite. Grâce à ces deux armes, la chute du mur de Berlin est la première grande victoire pacifique de l’opinion mondiale. La suivante a failli concerner la chine au moment des événements de la place Tian An Men. Sentant le danger, le pouvoir a précipitemment refermé la porte qu’il avait entrouverte. Mais vu l’évolution des échanges commerciaux avec le reste du monde, l’échange des idées suivra inéluctablement, entraînant à coup sûr une libéralisation « virale ». La dictature chinoise tombera en douceur, comme un fruit mur. Un signe récent est qu’il lui a été finalement impossible de maintenir plus longtemps le black-out sur la situation exacte de l’épidémie de SRAS.
Dans le même ordre d’idée, la multiplication des chaînes mondiales d’informations continues par satellite, la facilité grandissante de s’équiper d’antennes satellite, et aussi internet, bien que plus coûteux, seront des armes « virales » du pluralisme. Et leur manipulation sera de plus en plus difficile grâce à la diversité des sources d’informations et des moyens de diffusion. Le succès de la chaîne Al Jazira pendant cette guerre est une des rares bonnes nouvelles. En ce qui concerne internet, la complexité des réseaux fait que même la surveillance en devient quasiment impossible.
O mon dictateur
Un dictateur a toujours un rapport dominateur et charnel avec son peuple. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’opprimé peut défendre l’oppresseur comme une enfant son père qui pourtant la viole, dans un mélange de terreur et d’envoûtement. Mais quand le dominant est déchu, la vengeance des dominés est d’autant plus sanglante que leur soumission paraissait forte. Inconsciemment, ils sont déçus de la faiblesse du dictateur, choqué par sa lâcheté s’il fuit. Dans ces rapports ambigüs, le dominant ne peut maintenir son pouvoir que par une fuite en avant sadique et cynique, dont l’issue est soit la mort, soit l’oubli quasi total. Dans l’histoire récente, le prototype Hitler a compris et s’est suicidé en s’arrangant pour que même son corps ne puisse être montré. Mussolini aurait dû faire de même avant que son cadavre soit humilié. La première déchéance médiatique fût celle de Caucescu. L’image de lui et sa femme affalés sur une chaise d’école au cours d’un pseudo procès restera ancrée dans les mémoires. Parmi ce qui ont tenu jusqu’au bout, le spectre agonisant de Franco continuait de terroriser les espagnols, qui attendirent pour s’émanciper d’être bien sûrs de sa mort. Beaucoup de russes ont longtemps pleuré la disparition de Staline, bien à-propos surnommé le « petit père du peuple », jusqu’à la nécessaire et brutale rupture avec le stalinisme. Fidel Castro est parmi ceux qui ont la plus longue expérience de ce jeu passionnel et cynique avec leur peuple, mais aussi avec l’opinion mondiale. Héritié autoproclamé du romantisme guévariste, il sait très bien quand nécessaire remettre la pression par quelques procès Kafkaïens. Comme Saddam Hussein, il a d’ailleurs été aidé dans cette tâche par l’embargo américain, « héroïsé » aux yeux de beaucoup comme le faible résistant au fort. Un tourisme « engagé » s’est même développé à Cuba, parallèlement au tourisme sexuel, et beaucoup de nos « grands » écrivains n’ont pas hésité à aller servir la soupe au « lider massimo ». Le caractère oriental de la tyranie de Saddam, ainsi que le lyrisme de ses discours, ne fait qu’accentuer l’effet. Il n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, la grande tradition des dictateurs d’amérique latine, dont la description imaginaire, magique et cocasse, a été faite par Gabriel Garcia Marquez dans l’ « l’automne du patriarche », histoire d’un vieux tyran méfiant et délirant. Des passages entiers de ce livre, pourtant écrit en 1975, aurait pu servir de commentaires aux images d’archives de la vie de Saddam, ou même de sa chute. En voici un passage, pour le plaisir :
« […] il dotait les casernes de huit cartouches à blanc pour dix véritables et il leur envoyait de la poudre mélangée à du sable marin tandis qu’il maintenait au palais la bonne réserve à portée de main, vérouillée par des clefs enfilées dans son anneau de clefs sans double pour les portes que lui seul pouvait ouvrir, protégé par l’ombre tranquille de son compère de toute la vie, le général Rodriguo de Aguilar, un artilleur de carrière qui était aussi son ministre de la défense, commandant de la garde du palais, directeur des services de sûreté de l’Etat, et l’un des rares mortels autorisés à le battre aux dominos, car il avait perdu son bras droit en essayant de désamorcer une charge de dynamite quelques mois avant le passage de la berline présidentielle sur les lieux de l’attentat. »
Tous les trois ou quatre jours pendant cette courte guerre, des images montrent Saddam, affalé dans un fauteuil, souriant, un cigare à la bouche, tenant conseil dans un lieu anonymisé. Il est entouré, à quelques exceptions près, des toujours mêmes personnes, dont ses deux fils Oudaï et Qoussaï. Ce qui est frappant, c’est l’immense décalage entre l’apparente décontraction de Saddam et l’extrême tension qui se lit sur les visages de ses fils. Je me dis que ces deux-là feraient des sujets très intéressants pour la psychanalyse. La relation à leur père n’a pas dû être évidente, d’autant que Saddam n’hésitait pas à faire exécuter des membres de sa propre famille, comme deux de ses gendres. Sous-tyrans par filiation, devant rivaliser de cruauté, peut-être contre-nature, je les imagine dans quelques années, commenter d’une voix monocorde, dans un talk-show à l’américaine devant une Mireille Dumas compatissante ou un Thierry Ardisson aux œillades complices et engageantes, leur best-seller « Père et Tyran ». On a vu pire et plus cocasse, après tout ! A mon avis, le préféré des médias sera Oudaï qui, à la suite d’un attentat en 1997, s’est retrouvé impuissant et en partie paralysé.
Pour vivre heureux, restons complexe
Dans les moments de crise, tout nous pousse à nous déterminer sur des critères simples et pulsionnels, à « choisir son camp » sans trop creuser les raisons qui nous poussent à le faire. Cette pression est augmentée par les arguments simplistes et belliqueux des leaders politiques ou religieux, relayés par les médias à la recherche de symboles et qui ne demandent donc que ça. En particulier la télévision dont la culture des bons sentiments – du bon et du méchant – qu’on retrouve dans ses fictions comme dans ses talk-show, colle parfaitement à ce mode de fonctionnement. A l’opposé d’ailleurs de la littérature, et parfois du cinéma qui, lorsqu’ils sont libres, reflètent sainement tous les méandres, jusqu’au plus pervers, de notre pensée.
Il est tentant de tomber dans le panneau, de « s’oublier » en s’extirpant de tout la complexité qui nous habite et nous angoisse. Pour ma part, tant pis pour la transcendance, je cède lâchement le domaine des « hautes sphères de l’esprit » à tout ceux qui nous dirigent ou voudraient bien le faire, aux leaders d’opinion qui, il faut le reconnaître, font avancer – « écrivent » – l’histoire. Mais j’ai tendance à penser qu’ils ne sont que les instruments d’une histoire qui avance toute seule, pour la simple et inéluctable raison que le temps existe, qu’un instant succède à un autre instant et qu’il faut bien qu’entre les deux quelque chose change pour les distinguer.