Faubourg-Saint-Denis

Publié le par Philippe Mangion

Faubourg-Saint-Denis

[#Nouvelle] Dans le Xème arrondissement, la rue du Faubourg-Saint-Denis, ma rue, constitue un joyeux bordel sociologique, ethnique, religieux, humain, avec ses atouts et ses dérives. A la façon d’un aéroplane, son énergie la maintient en équilibre. Ce brassage tourbillonnant et festif est exactement ce que les intégristes veulent détruire. Ce texte est mon hommage aux victimes de Paris. Je vous le livre en vrac.

Dans ma rue, les hipsters en terrasse ont la même barbe que les religieux, mais des chemises plus branchées. Le vendredi soir, des étudiantes habillées sexy sortent de la mosquée au milieu de la foule masculine des croyants, mais en fait elles habitent au-dessus. Dans ma rue, des femmes roms font la manche parce qu’elles savent que les musulmans ont le devoir de donner. Les vieilles dames donnent aussi, mais elles se font rares. Dans ma rue, les fruits bio et moches non déballés de leur caisse d’origine coûtent deux fois plus cher que ceux du primeur tunisien qui passe plus d’une heure le matin à agencer son étal. C’est un artiste, on voit son œuvre à la toute fin du film Polisse. Dans ma rue, les tournages de films sont fréquents, les camions régie squattent les quelques places de stationnement disponibles. Dans ma rue, les cuisses de poulet se vendent un euro dans les boucheries hallal et les émincés de poulet quinze euros dans les restos bobos. Par ma rue, les rois de France entraient dans Paris après leur couronnement à Reims ou leurs campagnes victorieuses. Une arche imposante le rappelle, la porte Saint-Denis dont le frontispice affiche « Ludovico Magnus ». Elle abrite des centaines de vieux pigeons en train de crever. Dans ma rue, les rbnbistes nordistes qui débarquent du métro laissent indifférents les rabatteurs des salons de coiffure afros, aucun défrisage ne leur est nécessaire. Certains touristes prennent ces harangueurs pour des prostitués, oui c’est véridique je l’ai entendu. Des prostituées, il y en a, des chinoises aux allures de mères de famille, que leurs clients suivent à dix mètres, l’air dégagé. Dans le square de ma rue, les migrants observent les jardiniers communautaires planter et arroser citrouilles et roses trémières. Vers le haut de ma rue, la boulangère voilée est souriante, vers le bas la boulangère tradi fait toujours la gueule. Devant la boutique électricité-bazar-musique-afro-antillaise tenue par un Séfarade, des noirs assis sur des motos garées palabrent de foot ou de Bagbo en buvant des bières. Le matin, les employés descendent la rue, en file indienne et talons claquant. Ils repartent au crépuscule, croisant le flux des noctambules. Dans ma rue, les pauvres boivent leurs canettes à un euro, achetées chez l’épicier chinois et planquées dans des sacs en plastique, les moins pauvres boivent des pintes cinq euros, comprimés debout sur les terrasses fumeur, et les plus riches des cocktails à dix euros sur des tables avec bougie. Le samedi soir des groupes de filles mixtes voilées et non voilées investissent les restos pakistanais hallal, à six euros cinquante le plat du jour. Près de ma rue, Sarko avait installé son siège de campagne en 2007, bloquant définitivement la circulation du quartier pendant plusieurs mois. Sur ma rue donnent le passage du Désir, les rues de la Fidélité et du Paradis, mais pas celle des soixante-douze vierges. Les vitrines de boutiques slaves présentent de la charcuterie sous plastique, que personne n’achète jamais. Des groupes d’ouvriers du bâtiment discutent le soir sur le trottoir, j’ai entendu dire qu’ils étaient bulgares, mais en vérité je n’en sais rien. Dans ma rue je ne distingue les restaurants indiens des pakistanais que parce qu’ils proposent du vin. Enfin, une sorte de vin … Dans les restos bobos, le pot de cinquante centilitres de rouge est à vingt euros minimum, il semble que les arnaqueurs se soient donné le mot. Dans ma rue, on appelle Alibaba le bazar bricolage et Alibaba II le bazar déco, ouverts sept jours sur sept. Il y en avait un autre qui proposait une meilleure qualité, mais il a fermé. On l’appelait Vincent Pourcent. Le soir, quand les rbnbistes arrivent dans notre « cour parisienne de charme », ils font une tête comme s’ils avaient franchi une ligne de front. Dans ma rue les commerces changent de main fréquemment, des travaux permanents annoncent de « nouveaux concepts ». Celui que je préfère est le marchand de journaux et de fallafels. Les apparts aussi sont constamment en travaux, les bobos adorent casser les murs pour faire des apparts high-tech d’un faux luxe uniforme, sans aucun livre en papier. Chaque mètre-carré est transformé en appartement, souvent en espace sans âme à louer aux touristes. Les chambres de bonnes ont disparu, désormais les bonnes viennent de banlieue, les étudiants aussi. Plus de loges de concierge non plus, ni d’ateliers. La mixité n’existe plus dans les cours, elle est repoussée sur les trottoirs. A midi, les employés des boîtes de prod, pub, com, s’égaillent vers les restos kébabs, pakis, chinois, crèpes, paninis et autres à moins de quinze euros. Le dimanche soir, des bars accueillent les cours de salsa et au-dessus du New Morning, la grande salle du Studio Bleu est réservée au tango. A deux pas, à La Ferme, on mange du couscous en écoutant du jazz, pendant que le linge sèche au Lavomatic. C’est le seul concept Couscous-jazz-laverie que je connaisse. Dans ma rue a exercé le docteur Gachet, celui de Van Gogh. Un jour de la Commune de Paris, Louise Michel est venue le chercher pour vérifier la nature de quelques ossements retrouvés à l’église Saint-Laurent. Le curé était soupçonné d’enterrer dans la crypte des jeunes filles vivantes. Louise Michel a été emprisonnée un temps à la prison Saint-Lazare, en haut de la rue. Avant d’être une prison, elle fut hôpital. Désormais, c’est une médiathèque. Dans ma rue, un clochard en guenilles et chaussé de sacs en plastique dort sur les capots encore chauds des voitures stationnées. Près de l’arche, une famille composée d’un homme, d’une femme et d’une petite fille, vit sur le trottoir, allongée sur des couvertures. Dans ma rue, les bennes à ordures passent plusieurs fois par jour. Les poubelles y sont toujours pleines et nombreuses. Dans ma cour, la majorité des mariages récents sont homos. Le week-end, dans les appartements, il y a des méga-fêtes qui font trembler la nuit. Le compromis implicite est de fermer les fenêtres à partir d’une heure du matin. Je m’endors aux vibrations de la techno, parfois de Cloclo ou Dalida. Dans ma rue, la bière coule à flots dès l’ouverture des happy hours. A partir de 22 heures, c’est pipi hours, la pisse qui coule à flots dans les porches et dans les cours. L’été, au coin de ma rue, un monsieur indien très mince, avec une collerette de barbe blanche et des grandes lunettes carrés est chargé du murissement des mangues. On ne le voit qu’à cette époque, mais une observation attentive montre que son travail est extrêmement délicat. Un camion livre, peut-être une fois par mois, un chargement de mangues pas encore mûres aux épiceries pakistanaises. L’art du « tourneur de mangues » est d’étaler leur mûrissement sur toute cette période afin qu’elles soient vendues chaque jour à point et qu’à la fin aucune ne soit perdue. Ses outils sont le soleil, moins fiable à Paris qu’à Kandahar, et les promotions, qui peuvent se retourner contre lui car les habitués sont incités à attendre. La saison finie, on peut voir le tourneur de mangues se détendre à la terrasse des cafés, mais je ne l’ai jamais vu sourire. Dans ma rue, les musiciens traînent toutes sortes d’instruments, jusqu’aux plus volumineux, vers les studios de répétition des Petites Ecuries d’où l’on entend les musiques du monde. Dans ma cour, un très vieil algérien vient de mourir, toute la famille se relaie auprès de la veuve avec des gâteaux et des regards doux. Dans un passage donnant sur ma rue, le couturier turc fait les ourlets pour cinq euros, pourquoi apprendre ? Il vend aussi des CD de chanteurs turcs à succès aux allures de Mike Brant. Ma rue est le lieu de manifestations récurrentes, les kurdes avec de jolies filles très remontées, les sans-papiers, dont beaucoup travaillent dans les cuisines du quartier. Sur les murs de ma rue, on trouve des affiches du parti marxiste-léniniste kurde, peut-être le dernier du monde, écrit en toutes lettres. Rue d’Enghien, trois opposantes kurdes ont été assassinées. Les coupables ne semblent pas être recherchés avec la plus grande énergie. Un assassinat également au bar le Bosphore, le barman a été abattu par un consommateur alcoolisé qui n’a pas supporté d’être viré de l’établissement. Dans ma rue, une petite foule peut suivre depuis le trottoir un match de criquet diffusé sur un poste de télévision minuscule accroché au fond d’un restaurant. Dans ma rue, je ne croise plus le grand type habillé comme un soldat nordiste, plus précisément comme un chanteur de YMCA. J’ai appris par hasard qu’il s’agissait d’une figure de la faune clodo-homos du cinéma le Brady, du temps où il passait des séries Z en séances permanentes. Je ne croise plus que rarement le vieux monsieur distingué, très classe, que j’appelais « troisième république », peut-être le seul à avoir croisé Louise Michel et le docteur Gachet. Dans ma rue, un bouiboui tunisien, aménagé dans un couloir, sert pour une misère des plats mijotés maison. Le patron travaille très tard, l’été dans une fournaise, ses mains tremblent, je n’ai jamais osé lui parler de sa maladie. Près de mon porche, les fleuristes sont des réfugiés cambodgiens de la première heure. Ils ont vécu l’horreur là-bas, ils étaient pharmaciens. Le mari souffre d’arthrite, il se déplace très lentement, parfois sur un vélo sans pédales. La femme rit tout le temps, c’est sa façon de saluer. L’année dernière, ils ont été agressés pour quelques euros. Rue de Metz, l’enseigne du coiffeur afro est : gloire à Dieu, homme ou femme. Dans le quartier, une cinquantaine de coiffeurs afro, du moins cher au plus classe, reçoit tout ce que la région parisienne compte de chevelure à défriser. Le week-end certains sont ouverts jusqu’au milieu de la nuit. Les filles travaillent dans des odeurs insupportables de produits chimiques. La plupart sont mixtes, cheveux et ongles. Les noires coiffent et les chinoises manucurent. A la poste, banque des pauvres, une file continuelle attend au guichet de retrait d’argent. Dans le hall, un employé enthousiaste et dévoué assiste les naufragés des machines à timbrer. Dans ma rue …

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