Pour que l'édition libre reste crédible
Tribune publiée sur Libération.fr
http://www.liberation.fr/culture/2014/11/14/pour-que-l-edition-libre-reste-credible_1143035
« L'invitation à aimer » aurait pu rester un très joli titre de roman sentimental, si Facebook ne s'était pas emparé de l'expression. Désormais, il faut y sentir la menace : « si tu ne t'abonnes pas à la page de mon livre, ma galerie, mes recettes, etc., ce n'est pas grave, mais je m'en souviendrai ... ».
Soudain on a mauvaise conscience, comme devant le musicien qui avance main tendue dans la rame de métro et qu'on fait semblant de ne pas voir. On finit par « aimer » comme on donnerait un pièce, non pas en fonction du contenu proposé, mais de sa propre humeur, de la capacité de nous rendre la pareille, parfois celle de nuire, du demandeur.
Alors, amis créateurs de toute forme de chef d’œuvre, s'il vous plaît, ne nous forcez pas la main, ne nous invitez pas à aimer, invitez-nous simplement à découvrir, et si nous aimons, nous vous promettons de partager. Nous pourrons parfois oublier, mais les compliments n'en auront que plus de valeur.
Cette catégorie de solliciteurs ne regroupe cependant que des amateurs. De leur rang a émergé une classe intermédiaire, semi-pros de la nuisance, je parle des « auteurs viraux ». Je me cantonnerai au domaine de l'édition libre, que je connais mieux. Ceux-là ont pour stratégie de regrouper un réseau le plus large possible, dans le but d'obtenir au doigt levé des votes pour toutes sortes de concours qui pullulent sur le net. On peut ainsi voir des textes affoler les compteurs dès leur mise en ligne sur les plate-formes d'édition libre, avant même le temps nécessaire de lire le contenu.
Certains arrosent de spams, en spasmes réguliers, des milliers d'adresses mails. L’idée même de littérature virale me rend malade, c’est dire si le virus virtuel est puissant.
D'autres inondent les pages et blogs des autres auteurs de commentaires positifs copiés-collés, sans en avoir lu la moindre ligne mais sans oublier de signaler leur propre production. Les auteurs sincères et débutants, être fragiles en attente de reconnaissance, se font toujours berner au moins un fois, et répondent consciencieusement, manipulés à leur insu par leur correspondant malveillant dont le seul but est d'augmenter son audience.
La classe supérieure de cette micro-société ne produit rien, elle organise et prend sa part : elle se nomme édition à financement participatif. Ses acteurs ont inventé un système où les clients ne sont pas les lecteurs, mais l'auteur lui-même et ses proches. Les publicités et les premières pages de ces sites sont d'ailleurs à destination des auteurs. Ces derniers fournissent la matière première et font office de commerciaux, le tout gratuitement. Il y a zéro risque pour l' « éditeur ». Ne sont lancés que les projets financés à l'avance. L'acte d'achat du souscripteur est fondé soit sur le lien avec l'auteur, soit sur l'adhésion à une cause défendue par l'auteur.
L'ironie veut que tout ce monde se pose en ennemi des éditeurs traditionnels, mais à son niveau montre les mêmes travers : prise de risque minimale ; « viralisation » qui n'est autre qu'une forme de matraquage à effet lent.
Il est pertinent de payer à l'avance des légumes ou de la viande pour être sûr de leur origine et qu'ils soient produits dans des bonnes conditions. Il est pertinent de cofinancer un bien commun, une route, une crèche, dont on peut mesurer à l'avance l'utilité.
En revanche, Le financement participatif organisé n'a pas de sens dans le domaine de la littérature. La lecture doit rester une découverte. Éditeurs, critiques et blogueurs doivent continuer d'indiquer des pistes aux lecteurs. Ces indispensables intermédiaires, professionnels ou amateurs, doivent consacrer du temps à aller chercher des perles dans les profondeurs du net, les trier et les mettre en avant. C'est ainsi qu'ils amèneront une vraie valeur ajoutée, bien plus que les sites de services aux auteurs.
Vivent les petits éditeurs web, les vrais, et vivent les blogs littéraires.