Un ciel pour trois

Publié le par Philippe Mangion

[#nouvelle]

L’histoire de ma vie, celle dont je peux dérouler le fil, commence à huit ans sur le bord d’une pelouse interdite, à l’instant où apparut celui qui allait devenir mon premier ami. Sans autre forme de présentation, il m’invita à venir jouer. J’ai levé la tête, je ne distinguais pas son visage, à contre-jour. Je vis seulement qu’il était grand et plus âgé que moi. A ses côtés se tenait sa sœur, que je ne pus regarder qu’à la dérobée à cause de ma timidité. Une débrouillarde d’environ mon âge qui me fixait comme si j’étais un Choco Fraise.

Je débarquais dans cette résidence universitaire où mon père venait d’être nommé. Cinq longs bâtiments de cinq étages disposés comme des dominos mal joints. De tout ce territoire où habitaient un millier d’étudiants et cinq familles de fonctionnaires, nous étions les seuls enfants.

Les premiers jours furent consacrés à ma formation. Nous parcourûmes les 30 longs couloirs, explorâmes les 6 cours intérieures, longeâmes les 2 kilomètres du grillage de protection. Il me montra tous les moyens d’accéder aux mondes interdits. Les escaliers de secours extérieurs comme les toits en terrasse. Sa sœur suivait en chantonnant, sans effort ni discipline, effectuant des circonvolutions qui agaçaient mon ami.

 Quand j’eus passé ces épreuves sans exprimer la moindre crainte, hésitation ou lassitude, ils m’emmenèrent dans le Saint des saints : le vide sanitaire. Nous y accédions par un éboulement connu d’eux seuls. Les galeries couraient sous toute la surface des immeubles. Nous pouvions y cheminer au mieux le dos courbé, au pire en rampant, le plus souvent à quatre pattes, une lampe de poche accrochée autour du cou. Mais la récompense était à la mesure de l’effort. Au bout d’un labyrinthe dont ils m’apprirent la solution, nous pouvions accéder au pied d’une colonne sèche qui transperçait l’immeuble verticalement, sur toute sa hauteur. Nous savions que nous nous en approchions lorsqu’une très légère lueur éclairait le sol de la galerie. Nous éteignions alors nos lampes et nous placions tous les trois en étoile, têtes collées sous le boyau pour admirer le spectacle. Cinq étages plus haut, l’ouverture laissait entrevoir un infime morceau de ciel. Nous restions immobiles et silencieux pour nous concentrer sur le cercle parfait dans lequel il s’inscrivait.

Jusqu’au milieu de l’automne, il faisait encore jour à nos heures de jeu, et nous assistions à un défilé de couleurs. Des blancs d’été, des rouges crépuscule, des jaunes sirocco, des gris scintillants éclairaient l’intérieur du conduit. Les jours de vrais nuages migrateurs, j’estimais mentalement leur temps de passage. A l’anthracite des cumulonimbus, nous en étions au cœur, puis ils s’allégeaient jusqu’à leur contour incertain, à l’aspect filandreux de coton arraché.

Quand arriva le mois de décembre, nous devions acclimater notre pupille à l’imperceptible lueur bleu nuit. Il ne se passait plus rien de spectaculaire, mais mon ami parlait du 18 comme d’une date jusqu’à laquelle il me fallait patienter. Pendant tout ce temps, je cachais ma déception et mon ennui de ne plus rien voir que du sombre. Mais j’étais tout à mon plaisir d’obéir et ne posais pas les questions auxquelles de toute façon je n’aurais pas eu de réponse. Il suffisait à mon bonheur que nos trois têtes se touchent et s’inscrivent dans le cercle.

Le jour venu, ils n’en dirent pas plus, mais à l’approche d’une certaine minute, je sentis l’intensité de leur concentration, comme si nos boîtes crâniennes s’effaçaient et nos neurones s’entremêlaient. Alors un point lumineux se leva à l’horizon du cercle, en accentua la matérialité par sa seule présence. Caph, murmura mon ami. Quelques instants plus tard, il fut suivi de deux autres points, moins brillants. Shedar, Tsih, souffla sa sœur. Le cortège ainsi formé avançait à une allure rendue perceptible par l’étroitesse de l’ouverture. Je sentais les battements de nos trois cœurs comme s’ils étaient en relation avec le phénomène. Au bout de quelques minutes, les étoiles, sortant du cercle, s’éteignirent l’une après l’autre.

Sans attendre, mon ami alluma sa lampe de poche et se mit en route vers la sortie. Nous le suivîmes, et mon esprit s’occupa à ne pas traîner. Arrivés à l’air libre, comme tous les soirs ils me quittèrent sans s’attarder ni me saluer. Pour ma part, je ne voulais pas renoncer si rapidement à la magie, et pris le temps de scruter le ciel avant de rentrer. Je ne retrouvai pas les trois étoiles, rendues invisibles par les lumières de la ville. Seul notre boyau, depuis le sous-sol plongé dans un noir complet, avait permis à notre rétine d’en imprimer la lueur.

Quelques temps plus tard, avant le deuxième hiver, mes amis quittèrent la cité, suivant leur père qui changeait d’échelon et de ville. Il n’y eut pas d’adieux, je vis partir la voiture depuis une cachette connue de nous seuls, sur l’olivier géant qui surplombait le portail. Ils savaient bien que j’étais là, mais ne m’accordèrent ni signe ni regard.

Seul, je n’osais plus retourner dans les souterrains. Mais le 18 décembre, je me motivai comme si la vie de ma famille dépendait de cette épreuve. Je plongeai dans le trou de souris laissé par l’éboulement. J’arrivai sans encombre à l’entrée du labyrinthe, où malheureusement je me perdis. Pris de panique, je me mis à trembler sans pouvoir ni avancer ni reculer. Je n’arrivai pas à crier, les sons se bloquaient dans ma poitrine. Je fermai les yeux et me recroquevillai sur le sol gelé. Il s’agirait certainement de mes dernières pensées sur terre et je me concentrai mentalement sur la scène qui s’était déroulée un an plus tôt. Je sentais le contact de leurs crânes et le triple battement de nos cœurs. Enfin, je vis Caph, Shedar et Tsih glisser sur le disque bleu nuit, comme s’il s’agissait de nos âmes à nouveau réunies.

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Publié dans Nouvelles

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H
Nul
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A
Oh, je reconnais fort bien ce passage:<br /> Une petite nouvelle annonciatrice d'un grand roman!
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P
Bonjour Audrey,<br /> Bien vu !<br /> Ça ne m'étonne pas d'une chroniqueuse talentueuse...<br /> Philippe
E
Merci pour cette nouvelle passionnante!
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P
Merci Fatima. La scène se situe à la cité Jean-Médecin où j'ai grandi. Plus tard il y eut Montebello...<br /> Je t'embrasse.