Chronoquanta
[#Nouvelle]
Nous étions le dernier week-end de mars. La discussion avec Claire défilait sur mon smartphone.
01:50 : Chérie, plus que dix minutes. Tu sais comme j’y tiens. J’ai le sentiment que si on ne le fait pas, ça nous portera malheur.
01:51 : Ok. Mais après on se déconnecte ! Je suis crevée, tu sais que je dois me lever tôt demain.
Même si, pour la première fois, nous étions séparés à la date de notre rituel annuel, je ne voulais pas y déroger. La nuit du passage à l’heure d’été, au moment exact où les écrans sautaient de 01:59:59 à 03:00:00, nous échangions des vœux d’amour éternel, commémorant ainsi l’instant de notre premier baiser.
Notre rencontre s’était déroulée cinq ans plus tôt, comme dans un rêve. Un vrai coup de foudre à l’ancienne, au cours de la soirée d’anniversaire d’un ami commun. Notre attirance fut telle que nos premiers mots furent ceux d’une conversation qui se poursuit et non de celle qui s’engage. Claire m’avoua plus tard qu’elle rêvait que je l’enlève sur le champ, mais j’étais incapable de transgresser les règles aussi facilement que dans un roman. La discussion, inutile, s’était alors engagée sur ce que je connaissais le mieux et qui fondait le sujet de ma thèse, le fantasme de la Singularité. Cette théorie prédisait la survenue imminente d’un progrès technologique si important qu’il changerait profondément la face du monde. Depuis plusieurs années, cette prédiction controversée mettait en effervescence le monde scientifique auquel j’appartenais.
Troublé par Claire, j’avais regretté de ne pas maîtriser la dérision et la distance en toute chose que j’exécrais habituellement chez mes contemporains. Je me sentais profondément ennuyeux et me résignais à perdre tout espoir avec elle.
Mais, heureusement, ce soir-là, rien ne pouvait contrarier Claire dans sa recherche du bonheur. Elle trouva touchant ce qui était naïf et d’avant-garde ce qui était rébarbatif. Alors, à l’approche imminente de l’heure d’été, elle avait fait ce dont elle ne se serait jamais crue capable. Elle m’avait soufflé :
– As-tu conscience que si l’on s’embrassait maintenant, notre premier baiser durerait officiellement plus d’une heure ?
Surmontant ma timidité, j’avais pris ses paroles au pied de la lettre. Ainsi naquit notre amour, d’une façon singulière et inoubliable.
Ce jour-là, pour l’anniversaire de nos cinq ans, Claire était en week-end à Nice pour un rendez-vous familial chez le notaire, qu’elle n’avait pu éviter. J’étais resté à Paris. À cette heure avancée de la nuit, elle était dans sa chambre de jeune fille où remontaient des souvenirs qui n’étaient pas toujours heureux. Bien moins que moi attachée à la commémoration de notre rencontre, elle voulait surtout dormir pour que le temps passe plus vite, et quitter ce lieu qui l’angoissait. Dès le lendemain matin, elle prendrait l’avion pour Orly où je viendrais la chercher.
Moi, je n’avais pas sommeil. Le corps de Claire me manquait, sa présence, sa chaleur rassurante qui me faisait m’endormir dans une sorte de béatitude. À défaut, j’étais prêt à échanger des messages avec elle jusqu’au bout de la nuit. J’étais déçu par son manque d’enthousiasme et nostalgique de l’intensité de nos débuts, mais je comprenais son ressenti. J’étais déjà content de l’avoir fait tenir jusqu’à notre moment. À une minute du changement d’heure, je reprenais nos messages pour le décompte final.
01:59 : Tu es prête, mon amour, c’est dans 20 secondes ?
01:59 : Oui, je me concentre. Je suis toute à toi.
01:59 : 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1…
03:00 : Je t’aime, Matthieu.
04:00 : … Merde, mon portable a avancé de deux heures au lieu d’une. Je suis désolé, ma chérie.
03:00 : Hihi, trop drôle !
04:00 : Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, je vais essayer de la changer manuellement.
03:00 : Mon Dieu, j’ai le fou rire. Allez, dépêche-toi, mon grand ingénieur qui a loupé son effet.
04:01 : Je n’arrive pas à le régler. Il se remet systématiquement à 4 h. C’est chiant !
03:01 : Ecoute, mon chéri, il faut vraiment que je dorme. Sinon, demain, tu vas récupérer une épave. Je vais devoir te laisser débugger ton horloge tout seul.
04:02 : Oui, oui, bien sûr, mon amour. À demain, je t’aime.
03:02 : À demain, chéri, il me tarde de te retrouver.
J’enrageais de cet incident comme s’il entachait notre amour, ou pire qu’il était un signe de son délitement. Il y avait aussi le ton de Claire, son « je t’aime, Matthieu » que j’avais trouvé forcé et qui me hantait.
Je tentais par différents moyens d’ajuster l’heure de mon smartphone. N’y parvenant pas, je décidais de remettre ça au lendemain.
Mais au réveil, je constatais qu’il s’était enfin mis à la bonne heure, tout seul. Quand, à la radio, la journaliste de France inter annonça les informations de 7 heures, l’écran d’accueil affichait bien 07:00. Cela me laissa dubitatif. J’en conclus qu’Orange avait buggé – ce n’était pas la première fois – et que le problème avait été corrigé pendant la nuit.
L’état de fatigue dans lequel je me trouvais après cette nuit courte ne laissa pas de place à une plus grande réflexion. Sans compter qu’il me restait peu de temps pour me préparer et ranger la maison comme je l’avais promis à Claire.
Provenance Nice, arrivée 08:55, avion posé. Je ressentais un soulagement à la lecture de l’écran. Je me détendais, tout à ma joie de retrouver Claire dans quelques minutes. Je me rendais vers la porte 02 indiquée, au pied d’un long escalator qui déversait en flux continu les passagers de toute provenance. Les plus pressés se dirigeaient directement vers la sortie, les autres rejoignaient tranquillement la zone de livraison des bagages. Je me mis au défi de reconnaître les jambes de Claire, la partie de son corps que je verrais en premier à descente de l’escalator. Je ne me départais pas d’un sourire béat jusqu’au moment où l’inquiétude me gagna. Les passagers de Nice, que je reconnaissais à leur allure nonchalante, semblaient être tous passés. Je consultais mon smartphone, il ne contenait aucun message. Je me décidai à appeler Claire et tombai sur son répondeur. Je lui envoyai un texto et, sans attendre la réponse, je me rendis au tapis des bagages indiqué sur les écrans. Deux personnes attendaient encore, mais Claire n’y était pas. Parmi les valises qui n’avaient pas trouvé leur propriétaire, je ne reconnus pas la sienne. Sans quitter des yeux la zone, au cas où elle apparaîtrait, je scrutai le grand hall de l’aérogare au plus loin qu’il m’était possible. Je gardais mon portable à la main pour ne pas louper son appel, mais rien ne venait. Je restai un moment sans ne savoir quoi faire, puis je me décidai à appeler mes beaux-parents.
– Ah, bonjour Matthieu. Alors, content de retrouver sa petite Claire ?
– Bonjour Odile – ma belle-mère s’appelait Odile – justement je ne l’ai pas vu arriver. Vous l’avez eue ?
– Oui, oui, elle m’a envoyé un message dès son atterrissage. Vous avez dû vous louper. Elle vous attend sûrement aux bagages.
– Bien, merci, Odile, j’y retourne alors. À plus tard.
Je raccrochai, je ne tenais pas à m’étendre au téléphone avec ma belle-mère. J’étais à la fois rassuré d’avoir eu des nouvelles de Claire et agacé par cette situation absurde. Pourquoi ne répondait-elle pas à mes messages ? Lassé d’attendre aux tapis, je fis le tour de l’aérogare, puis décidai de rentrer, jugeant qu’elle avait dû partir sans m’attendre. Dans le RER, je trouvai l’explication logique dont j’avais besoin. Même si la probabilité était faible, nous avions pu tourner en rond entre la porte d’arrivée et la zone des bagages, sans nous voir ni nous croiser. Je supposai que sa batterie était déchargée et qu’elle n’avait pu envoyer qu’un seul texto à sa mère. Ne me voyant pas, elle avait décidé de rentrer et à cette heure se trouvait sur le point d’arriver à la maison d’où elle me rappellerait immédiatement.
Au moment même de ma conclusion, mon smartphone sonna et le nom de Claire apparut à l’écran. Satisfait de moi-même et prêt à prendre les choses avec humour et dérision, je décrochai.
– Bonjour ma chérie. Enfin !
– Bonjour chéri, je viens d’arriver. Je suis porte 02. Tu es où, je ne te vois pas ?
Instantanément, une vague de mauvaise chaleur m’envahit. Les battements de mon cœur se firent plus rapides et plus forts. Je mis quelques secondes à retrouver mes esprits. Puis je pensai qu’elle me faisait une blague, mon cerveau ne pouvait formaliser un autre scénario.
– Allô, Matthieu, ça va ?
– Claire, je n’ai pas envie de rire. Je t’ai attendue une heure entre la porte 02 et les tapis des bagages. Tu es à la maison, c’est ça ?
La voix de Claire se fit plus sérieuse :
– Mais non, je t’assure. Je viens d’arriver. À l’heure, en plus.
– Ce n’est pas possible, moi aussi j’étais à l’heure. C’était bien celui de 08:55 ?
– Ben oui !
Je ressentis une nouvelle bouffée de chaleur et commençai à transpirer. Une peur inconsciente me retenait de poser la prochaine question.
– Claire, dis-moi : quelle heure as-tu ?
– Ben, 09:10. Le temps de descendre de l’avion, quoi !
– Claire, écoute, ma chérie. Tu peux vérifier aussi sur l’écran du hall ?
– Oui, Matthieu, je l’ai devant les yeux, répondit-elle avec irritation. Il est bien 09:10. Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu ne vas pas me dire que ton smartphone continue à déconner ?
J’essayai de répondre avec calme, masquant ma sidération.
– Non, ce n’est pas comme hier soir. J’arrive à la gare de Bourg-La-Reine, et ici tout indique 10:10. Mon smartphone, l’horloge du quai et la montre de mon voisin.
– Matthieu, je ne comprends rien à ce que tu me racontes. Et puis j’ai envie de rentrer. Attends-moi à Denfert-Rochereau, je te rejoins.
– D’accord, je t’attendrai en milieu de quai, au kiosque à journaux. À tout à l’heure.
– Ok, à tout à l’heure.
Dès que je raccrochai, je concentrai toutes mes capacités cognitives, mais cela ne suffit pas. Je ne comprenais pas. Arrivé à Denfert-Rochereau, je décidai de recontacter Claire par messagerie. Une angoisse sourde m’envahissait et je voulais rester en relation avec elle.
10:33 : Tu en es où, chérie ?
09:33 : Le train arrive à Antony… Je vois que ton portable affiche toujours une heure de plus dans les messages. Tu es vraiment sûr que ce n’est pas lui qui déconne ?
10:33 : Non, pas cette fois. Comme je te l’ai dit, il est partout 10 heures et demie ici.
09:34 : Je n’ai plus envie de comprendre, je suis fatiguée. Je vais me reposer un peu. Je serai là dans vingt minutes.
Je ne la dérangeai plus. D’ailleurs, moi aussi j’étais fatigué. Un violent mal de tête, accompagné de très forts acouphènes, était en train de me gagner. Je m’astreignis à bouger et respirer le moins possible pour calmer la douleur, sans succès. Quelques minutes plus tard, mon smartphone sonna. C’était à nouveau Claire :
– Chéri, je ne me sens pas bien, je suis descendue à Cité Universitaire. Je vais tomber dans les pommes. Viens me chercher, vite !
– Moi aussi, impossible de bouger, ma tête va exploser. Appelle vite à l’aide, je ne pourrai pas venir.
J’entendis crier au secours, puis des gens s’approcher et la prendre en charge. Quelques secondes après, je m’évanouis, affaissé sur un banc.
C’est mon smartphone qui, en tintant, me fit revenir à moi. C’était un message de Claire. Tous les événements me revinrent en mémoire brusquement, avec la conscience que, pour être un cauchemar, ce n’était pas un rêve.
10:15 : Chéri, donne-moi vite de tes nouvelles. Moi, je suis aux urgences à Béclère. Ça va beaucoup mieux.
11:15 : Moi aussi, chérie, ça va mieux. Je suis encore à Denfert, je te rejoins.
10:16 : Tu comprends ce qu’il s’est passé ? Ça m’angoisse, j’ai peur.
11:17 : Qu’est-ce qu’ils en pensent à l’hôpital ?
10:17 : Je n’ai pas encore vu le médecin, j’attends pour une radio. Celui des pompiers pensait que c’était viral, mais pas une méningite.
11:18 : Bon, je te laisse. Je vais prendre un taxi, ça ira plus vite.
10:18 : D’accord, viens vite. Fais attention à toi.
Claire n’avait pas évoqué notre rendez-vous loupé de l’aéroport, ni l’inexplicable décalage du temps qui semblait s’être installé entre nous. Moi non plus je n’y étais pas revenu. Je comprenais le déni de ma femme comme un réflexe de survie. Quand on souffre, le cerveau déclenche un disjoncteur qui fait passer au second plan l’incompréhensible pour se consacrer à la défense du corps.
Moi aussi j’avais écarté toute réflexion logique à ce sujet. Mais à présent, le plus fort de la tempête était passée et mon fonctionnement mental se remettait en marche. Comme une évidence, un modèle étudié lors mes recherches sur la Singularité s’imposa à mes pensées.
Quelques mois auparavant, j’avais interrogé un ancien chercheur de l’université Paris VI, physicien et cosmologiste, reconverti aux neurosciences depuis sa retraite. Il travaillait sur ce qu’il appelait la quantification du temps. Il prétendait pouvoir transformer la perception continue du temps en plans disjoints, et qu’une certaine forme d’interactions avec le cerveau rendait la probabilité non nulle de faire changer le système nerveux de plan temporel.
J’avais évoqué cette théorie dans ma thèse et continuais à correspondre avec lui de loin en loin. Mon travail était désormais validé par mon directeur de recherche, il ne me restait plus que l’épreuve de la soutenance. Alors, je ne lisais plus les mails du professeur avec autant d’attention. Leur contenu était d’une complexité qui, la plupart du temps, me dépassait.
Or, j’avais reçu un dernier mail de sa part quelques jours plus tôt. Il s’agissait d’une application à installer sur mon smartphone : Chronoquanta. Curieux, je l’avais installée directement, validant les étapes de sécurité et d’acceptation, sans lire préalablement les avertissements que l’application qualifiait pourtant de très importants. J’avais confiance en ce professeur à l’ancienne qui avait dû vérifier dix fois que son installateur était bien exempt de virus.
Les questions de paramétrage se présentaient sous la forme de tests psychotechniques assez complexes. Enfin, je trouvai la dernière demande amusante et décalée : numéro de portable de votre oracle. J’en avais déduit que cette application était une sorte de jeu scientifique, et avais su gré au professeur de faire un effort pour la rendre attractive. En réponse, j’avais indiqué le premier numéro qui me vint à l’esprit, celui de Claire.
Un fois l’installation terminée, aucun menu ni assistant n’était apparu, mais simplement le message application activée. J’avais eu un sourire. Ainsi, pas moyen d’y échapper, j’aurais à me taper les explications techniques. J’avais remis la corvée à plus tard et à ce jour, je ne m’y étais pas encore penché.
Maintenant, à l’arrière du taxi, je reconsidère avec angoisse cette application. Est-elle à l’origine des derniers événements ? Je recherche fébrilement le mail du professeur, et ouvre la lettre qu’il lui avait jointe. Mon stress augmente dès les premiers mots.
Cher Matthieu,
Vous serez le seul destinataire, et si vous l’acceptez, le seul utilisateur de Chronoquanta. Comme vous le savez, la communauté scientifique m’a mis à l’écart et vous restez, eu égard à vos travaux, le seul capable de comprendre et d’expliquer au monde l’avènement de la Singularité.
Vous connaissez mes travaux sur la quantification temporelle, et Chronoquanta est l’aboutissement de mes recherches. Dès lors qu’il sera activé sur votre smartphone, il vous permettra de sauter au plan temporel +01:00. Mais cette seule fonction ne vous aurait pas permis de vous en rendre compte et de valider l’expérience. Il fallait pour cela garder un lien avec le plan temporel de référence +00:00. C’est l’objet de l’oracle que vous aurez à choisir dans le paramétrage. Cette personne sera la seule que vous pourrez contacter dans le plan +00:00 depuis le plan +01:00, et à condition que vous le faisiez via le smartphone où Chronoquanta est installé.
Mais attention : du fait de cette brisure exceptionnelle d’espace-temps, il ne vous sera plus jamais possible de rencontrer l’oracle physiquement. Des symptômes insupportables apparaîtront dès que vous vous en approcherez. C’est une conséquence de la théorie des cordes. Ma résolution du problème pour les ondes électromagnétiques de votre smartphone, a pour conséquence de la rendre impossible pour les atomes qui vous constituent, vous et l’oracle. Vous approcher trop près développerait une énergie qui briserait les atomes qui vous constituent. Heureusement, la réaction de douleur due à la tension sur les atomes sera une alerte qui vous évitera le pire.
En conclusion, ayez bien conscience de ce phénomène quand vous choisirez l’oracle. Il ou elle doit être une personne de confiance, mais que vous ne pourrez plus jamais revoir.
Pourquoi l’appeler oracle ? Ayant une heure d’avance sur son plan temporel, vous pourrez l’avertir via le smartphone de l’éminence de catastrophes naturelles. Bien sûr ces catastrophes ne pourront être évitées, mais au moins pourra-t-on en réduire fortement le nombre de victimes.
De votre côté, vous serez obligé de consulter en permanence les événements du monde, faire le tri de ceux qui vaillent le coup d’être prédits.
Du côté de l’oracle, elle devra être en permanence disponible et à l’écoute de vos appels, puis en mesure de prendre les décisions de sauvegarde qui s’imposent.
Il est inutile de vous décrire l’étendue de votre responsabilité si vous décidez d’activer cette fonction, ni le changement profond pour la civilisation si telle était le cas.
Par ailleurs, vous trouverez ci-après la synthèse complète de mes recherches, que vous pourrez transmettre aux physiciens que vous sélectionnerez. Celle-ci ne sera lisible que si Chronoquanta est activé. Actuellement, même si la possibilité de plusieurs brisures spatio-temporelles par plan reste une conjecture, je vous invite à suggérer cet axe à mes successeurs. Mais en attendant vous resterez seul à posséder la capacité d’indiquer l’avenir d’une heure à votre oracle. Je n’ai pas pu aboutir non plus sur l’enchaînement des brisures sur plus de deux plans, qui permettrait de prédire les événements au-delà d’une heure.
Voilà ! Pour ma part, j’ai décidé d’arrêter là. Je suis vieux et fatigué et je ne pourrai avancer plus dans mes recherches.
Il est inutile de me chercher, vous ne me trouverez pas. J’ai gardé ma botte secrète.
Si vous décidez de ne pas activer Chronoquanta, mes travaux seront perdus, mais après tout, le monde s’en portera peut-être mieux.
C’est votre choix et je vous souhaite bonne chance.
PS : petit clin d’œil. Si Chronoquanta est activé, votre saut dans le plan temporel +01:00 se déroulera à l’instant exact du passage à l’heure d’été.
Je demande au chauffeur de m’arrêter immédiatement, et je descends. Je me trouve quelque part dans Montrouge, où les gens continuent à vivre comme si de rien n’était.
Dans les premières minutes, je ressens un grand calme intérieur. J’ai l’impression de flotter, comme en apesanteur. Mon cerveau a amorti le choc et je ne prends que très progressivement conscience de l’énormité de cette annonce et des conséquences que l’événement aura sur ma vie.
Après le temps de la sidération, la première sensation sur laquelle je peux mettre des mots est celle d’être devenu un fantôme. Avant, parmi mes angoisses de mort, celle qui me terrifiait le plus, qui m’aspirait dans un tourbillon abyssal, était de ne plus toucher Claire, de perdre sa matérialité, son odeur, de ne plus découper mentalement son visage de trois quarts sur le fond blanc du salon.
Là, le cauchemar se réalise en pire car je garderai son souvenir que je verrai se déliter, jour après jour, cruellement. En fait, ce n’est pas moi qui suis mort, c’est elle. Elle est morte, vivante pour tous les autres, mais morte pour moi seul. Mais non, puisque nous parlerons par téléphone. Les mots seront un fil solide qui me donnera accès à son âme, je pourrai lui donner tous les jours des preuves de mon amour. La peur du manque physique, visuel, olfactif, tout cela n’est qu’un apitoiement égoïste.
Je me sens un peu mieux, comme si, finalement, l’essentiel était sauvegardé, alors mon cerveau, libéré pour un temps de sa lutte prioritaire contre les traumatismes, sollicite ses régions corticales pour produire ce pourquoi elles sont programmées, du raisonnement, de la stratégie et des solutions.
Le professeur, responsable de cette catastrophe, est le seul qui pourra me sortir de cette situation et me ramener dans le seul vrai bon plan temporel à mes yeux, celui de Claire. Le vieux chercheur n’a pas été loyal, ses avertissements n’étaient pas assez clairs pour des conséquences aussi importantes. Et même si je les avais lus, ce n’était pas humain de me laisser devant un tel dilemme. La possibilité de sauver des milliers, peut-être des millions de vie mais renoncer à la mienne, en sacrifiant mon amour. Je le soupçonne d’avoir fait exprès, il savait que je ne lirais pas les avertissements. Personne ne lit les avertissements.
Si j’avais eu le choix, je ne sais ce que j’aurais fait, mais à cet instant, justement parce que je ne l’ai pas eu, l’humanité est le dernier de mes soucis.
« Il est inutile de me chercher, vous ne me trouverez pas. J’ai gardé ma botte secrète. »
Je relis cette phrase du professeur, je me la répète en boucle et me persuade qu’il s’agit d’une tentative de dissuasion. Si c’était vrai, s’il n’y avait aucune possibilité de le retrouver, il ne l’aurait pas dit. Il bluffait. Alors j’allais consacrer le pouvoir qu’il m’avait donné, cette heure d’avance sur tous les événements de l’humanité et donc de son existence, à le traquer et le surprendre. Et je le forcerai, par la torture s’il le faut, à me renvoyer dans ma vie normale, synchrone avec celle de Claire.
Plongé dans mes réflexions et mes plans, je mets quelques secondes à comprendre que mon portable sonne. C’est Claire. J’essaie de faire le vide dans ma tête, afin que ma voix ne trahisse pas l’ampleur de mes émotions. Quand je décroche, c’est elle qui parle en premier.
— Ça y est, mon chéri. J’ai vu le médecin, tout va bien. Et toi, tu en es où ? Tu en mets, du temps !
— Je ne pourrai pas venir, mon amour. Quelque chose de très important est arrivé. Je vais tout te raconter, mais il faut que tu m’écoutes attentivement, jusqu’au bout.
Je n’entends plus que sa respiration. Alors je lui explique tout, avec le plus de détails possible. Je lui fais aussi part de mes intentions. Pendant plus de quinze minutes, je parle sans discontinuer et elle ne prononce pas un mot. Quand j’ai fini, elle me dit simplement je te rappelle, puis elle raccroche.
L’attente est interminable, je décide de remonter à pied vers le centre de Paris. Aux abords de Notre-Dame, je reçois un sms de Claire. Je ne le lirai pas avant d’atteindre l’horloge du Palais de la Cité, devant laquelle nous ne passions jamais sans y poser notre regard. L’allégorie de la Loi, s’aidant de son sceptre, y tient sa jupe relevée, découvrant une jambe dorée au galbe parfait, à l’identique du corps de Claire. J’avais l’habitude de lui répéter qu’elle aurait pu en être le modèle, elle souriait, elle en était fière. À l’autre extrémité, la Justice, dont le tissu ne cache rien de ses formes, présente un déhanché trop prononcé pour être honnête. Au centre, le cadran aux vingt-quatre flèches d’or affiche depuis sept cents ans une heure désormais inutile, puisque Claire et moi n’y verront plus la même.
Je me résigne enfin à ouvrir et lire son message. J’en retardais l’instant car depuis le début j’avais la prémonition de son contenu. Et je ne me trompais pas :
— Matthieu, j’ai été bouleversée par cette nouvelle. Nous sommes les deux uniques victimes de Chronoquanta, à égalité. Mais ce qui nous arrive, le pouvoir qui nous a été donné dépasse notre bonheur et notre vie. Nous n’avons pas le droit de ne pas l’utiliser, nous devons nous sacrifier. Pour te consoler, pense que nous serons comme un couple de Dieux antiques et que c’est ainsi que l’humanité se souviendra de nous. Pour ne pas que ce soit trop dur, et pour être plus efficace, il ne faut plus nous parler. Tu m’enverras les informations par sms, uniquement. Je m’organiserai pour accéder rapidement aux services de prévention des catastrophes du monde entier. De ton côté, abonne-toi à toutes les agences de presse. Une tâche énorme et grandiose nous attend, nous serons toujours sur le qui-vive. Je suis fière de nous. Je t’aime.
Accoudé au parapet du Pont-au-Change, j’observe les vaguelettes de la Seine qui hésitent sur la direction à prendre. J’ai une soudaine et irrépressible envie de mourir…
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