Derniers mois en enfance [Chapitre#01]

Publié le par Philippe Mangion

Chapitre 1

 

L’histoire de ma vie, celle dont je peux dérouler le fil, commence à neuf ans sur le bord d’une pelouse interdite, à l’instant où est apparu celui qui allait devenir mon premier ami. Sans autre forme de présentation, il m’invita à venir jouer. J’ai levé la tête, je ne distinguais pas son visage car derrière lui brillait un soleil de plein été. Je vis seulement qu’il était grand, très grand et plus âgé que moi. À ses côtés se tenait sa sœur, que je ne pus regarder qu’à la dérobée à cause de ma timidité. D’environ mon âge, elle me fixait comme un gâteau dans une vitrine. Lui c’était Jean, elle s’appelait Sophie.

À partir de ce jour-là et jusqu’à leur départ un an et demi plus tard, nous avons régné, en maîtres cachés, sur la résidence universitaire. Cinq longs bâtiments, de quelques étages et disposés comme des dominos, formaient sommairement deux groupes disjoints. L’accès principal se faisait par une rue qui se terminait en cul-de-sac sur un parking, au centre de la cité. Au nord, la rue rejoignait une avenue qui serpentait dans la colline, desservant un quartier de villas avec vue. Au sud, une petite allée pédestre conduisait aux abords de la voie ferrée. Une entrée secondaire, réservée au personnel et fermée par un portail coulissant, donnait côté pelouse. Là se trouvait l’endroit du rendez-vous quotidien que mon ami me fixa.

De tout ce territoire où habitaient un millier d’étudiants célibataires et cinq familles de fonctionnaires, nous étions les seuls enfants.

Dans les premiers jours, je subis un rite initiatique. Mon nouvel ami m’attacha à un arbre et demanda à sa sœur de me surveiller une heure entière, ce dont elle s’acquitta avec attention. Elle me donna à boire, m’alimenta et comme il faisait chaud m’épongea. Le temps passant, elle eut de la compassion, me frictionna comme pour me détendre et poussa l’application jusqu’à m’imposer quelques baisers sur les joues, à condition que je reste de marbre. Quand son frère réapparut, presque trop tôt, elle me rendit avec de belles couleurs qui n’étaient pas dues qu’à la chaleur.

Les semaines suivantes furent consacrées à ma formation. Nous avons parcouru les trente longs couloirs, exploré les six cours intérieures, longé les deux kilomètres du grillage de protection. Jean me montra tous les moyens d’accéder aux mondes interdits. Les escaliers de secours extérieurs comme les toits en terrasse. Sophie suivait, sans effort ni discipline, effectuant des circonvolutions qui agaçaient son frère. On accédait au toit du bâtiment A en sautant depuis l’escalier de secours du B. Au quatrième étage, nous grimpions sur la balustrade et, en équilibre, sautions au-dessus du vide en faisant attention de ne pas glisser. La distance était de 3 mètres, mais comme le toit se trouvait en contre-bas, ça allait. Ensuite, nous rampions pour ne pas nous faire remarquer. Nous nous tenions tout au bord, cachés derrière un parapet d’une dizaine de centimètres. Le sol était recouvert de gravier et il était bruyant de s’y déplacer.

Quand j’eus passé les premières épreuves sans exprimer la moindre crainte, hésitation ou lassitude, ils m’emmenèrent dans le Saint des saints : le vide sanitaire. Nous y accédions par un éboulement connu d’eux seuls. Les galeries souterraines couraient sous toute la surface des immeubles. Nous pouvions y cheminer au mieux le dos courbé, au pire en rampant, le plus souvent à quatre pattes, une lampe de poche accrochée autour du cou.

Jean était équipé de bras et de jambes démesurément grands, à la musculature fine et solide, aux l’articulations perfectionnées. Il marchait vite, d’un pas assuré, quel que soit le type de terrain, je ne pouvais le suivre qu’au pas de course et en trébuchant. Ses gestes étaient nerveux et saccadés, mais si amples et si efficaces qu’il dégageait une élégance d’insecte géant qui me fascinait. Quand il grimpait, il trouvait instinctivement les bonnes prises. Quand il sautait, la réception était toujours parfaite. Son visage long était surmonté d’une chevelure frisée et conquérante. Bien plus petit, je ne le voyais que par en-dessous, comme s’il posait au faîte d’un sommet vaincu, le regard sur un horizon bleu et pur auquel je n’avais pas accès.

Malgré notre différence d’âge, il ne profitait pas de sa supériorité. Jean était le chef, évidemment, même si nous ne l’avions pas formalisé. Il donnait des ordres et j’obéissais, mais il ne se montrait ni pervers ni humiliant et ne se moquait jamais. Il m’instruisait simplement par l’exemple. Il sautait, grimpait, courait, glissait ou s’accrochait puis m’attendait. Il ne m’expliquait rien, mais il ne montrait aucune impatience et ne criait pas. En revanche, il ne revenait pas en arrière. En prenant mon temps j’arrivais à le suivre, ne contournant que très rarement les obstacles. Alors nous pouvions continuer. Je ne l’ai jamais senti fatigué ni vu abandonner devant une difficulté. Toute occupation était une aventure, une faiblesse de sa part était inconcevable et m’aurait parue inconvenante. Jean était mon super-héros aux capacités physiques infinies et au mental d’acier.

Il m’apprit à rester immobile dans les oliviers géants qui abritaient les meilleurs postes d’observation de l’entrée sud, celle du personnel et des mobylettes. Mais, depuis ce mirador, nous espionnions surtout la cité HLM voisine qui représentait notre principal ennemi extérieur. 200 mètres de grillage nous en séparaient, ils étaient doublés d’une haie de cyprès qui, heureusement, se trouvait de notre côté. Les milliers de boules qu’elle produisait constituaient autant de projectiles pour combattre, à nous seuls, l’opulente armée adverse.

À l’intérieur de l’enceinte, nous devions faire face à deux sortes d’ennemis : les agents du personnel et les nationalistes Corses. La bienveillance qu’affichaient les premiers à notre égard pouvait être feinte car ils se trouvaient sous l’autorité de nos pères, directeur et intendant. Nos écarts de conduite leur étaient immédiatement signalés, ce qui provoquait toujours la même punition, l’obligation de rentrer à la maison.

Les seconds représentaient un danger bien plus sérieux, et le sujet alimentait régulièrement les conversations de nos parents et des agents du personnel. Les armes principales des nationalistes étaient les lances d’incendie dont chaque couloir de chaque bâtiment était équipé. Jean et moi en avions fait un inventaire précis. Ils s’en servaient pour repousser l’ennemi depuis les fenêtres placées au-dessus des entrées. Quand les agents du personnel rendaient les lances inopérantes, les nationalistes confectionnaient des bombes à eau, moins précises, avec des sacs en plastique. Elles étaient particulièrement efficaces pour les guet-apens. Certains jours d’été où la chaleur était étouffante et la tension à son comble, des personnes non averties, agents nouvellement nommés ou visiteurs, pouvaient s’aventurer sur la place centrale sans se méfier du silence ni de l’absence de passants. Arrivés au point central des bâtiments, un déluge de bombes lancées des fenêtres s’abattait à leurs pieds.

Plus rarement, à l’occasion de crises graves, grèves ou manifestations anti-gouvernementales, un regain de violence pouvait conduire à l’utilisation du mobilier public. Chaises de bureau, lampes, tables de nuit étaient alors réquisitionnées pour l’édification de barricades qui bloquaient l’entrée des bâtiments. Depuis les toits ou les interstices des galeries souterraines, nous ne manquions rien de ces affrontements. Nous ne manquions rien non plus des réunions des nationalistes qui se déroulaient dans les salles de travail. Une ambiance de conspirateurs y régnait. Des trêves étaient parfois conclues avec la direction, qui donnaient lieu à l’ouverture de négociations. Un accord fut même signé, où il était question d’un arrêt du blocus contre l’obtention d’un local officiel où les nationalistes étaient autorisés à tenir des réunions publiques. Le jour de l’inauguration, l’apéritif fut offert par le restaurant universitaire de la cité. Mon père trinqua avec le chef des Corses et les plaisanteries fusèrent. L’accord ne tint que quelques mois, le local fut fermé et les confrontations reprirent de plus belle. Il nous resta l’impression amère que nos pères étaient capables de trahison et que nous avions raison de ne pas leur faire confiance.

La jouissance d’un territoire aussi important impose des actions routinières de surveillance, où les événements marquants sont rares. Nous maraudions la plupart du temps sans suivre un circuit précis. Nous privilégiions les endroits les plus inaccessibles qui échappaient même au jardinier. Nos regards étaient le plus souvent rivés au sol. Nous faisions consciencieusement le tri des objets trouvés, et à la fin nous ne ramassions que l’essentiel, soutiens-gorge envolés, canettes de bière pleines, revues porno, couteaux Opinel, paquets de cigarettes, briquets, matériel que nous stockions dans une galerie reculée du vide sanitaire. Les rebords extérieurs des fenêtres servaient de frigidaire et d’espace de rangement supplémentaire aux résidents. Etroits et peu stables, ils expliquaient les nombreuses chutes d’objets qui alimentaient nos réserves.

Mon père aussi cachait des photos érotiques, en noir et blanc, dans sa table de nuit. Elles venaient d’un stock tombé d’une poubelle, près du local de l’entrée sud, celle du personnel. Nous les avions repérées, mais il les avait ramassées avant nous. Il ne s’en était pas débarrassé et j’avais réussi à trouver sa planque. Quand nous étions seuls chez moi avec Jean, nous allions les regarder chacun à notre tour pendant que l’autre faisait le guet. Nous étions attentifs à tout remettre en place, surtout le revolver qui était toujours posé sur le tas. J’étais fier de les montrer à mon ami, je voyais qu’il était impressionné et ça me donnait de l’importance.

Les parents de Jean, eux, possédaient une collection de films X qu’ils ne cachaient que très imparfaitement. Mais l’objet qui nous intéressait le plus était la ceinture Slendertone installée dans leur chambre. Elle comportait deux sangles reliées à un mât qui imprimait les vibrations. Ça n’intéressait pas mon ami, peu réceptif aux effets sensuels, mais avec Sophie on en faisait autant que possible. Elle se mettait en culotte et me demandait de faire de même pour que la ceinture agisse bien, disait-elle.

Le mercredi, je m’arrangeais pour me trouver chez eux à l’heure du goûter. Leur mère nous installait à la table de la cuisine puis disparaissait dans la réserve, pièce contiguë et minuscule où elle stockait les biscuits et les sirops. Il y avait des dizaines de paquets et de bouteilles. Nous aurions pu tenir plusieurs semaines en cas de siège de la cité. Je choisissais systématiquement les casse-croûte fraise BN et le sirop d’orgeat. Nous avions droit à un paquet entier chacun et un grand verre avec autant de sirop que d’eau. Après, nous repartions au combat, revigorés.

Nous avions développé l’art de la planque. Par défi, nous approchions au plus près des conversations, mêmes les plus anodines, sans être vus. Nous les mémorisions comme s’il s’agissait des codes d’Enigma. Nous notions les informations les plus importantes dans un carnet que nous remisions dans notre grotte avec les objets trouvés. Avant qu’elle ne quitte la maison, la source la plus intéressante était ma sœur aînée et sa meilleure amie. Elles étaient au lycée et faisaient à peine attention à nous. Elles portaient de longues robes à fleurs et des sabots, fumaient abondamment et discutaient sans discontinuer sur les trois marches de l’entrée individuelle de notre appartement de fonction. Il y avait là un jardin en pente, essentiellement planté d’aloès et surmonté d’une haie de houx qui constituait une excellente cachette. Même lorsqu’elles chuchotaient, la topographie du terrain portait le son jusqu’à nos oreilles aussi bien qu’un téléphone pot de yaourt. Nous savions tout de leur vraie vie, celle des beaux mecs et des collants, des poufiasses et des nanas cools, des super groupes de musique et des connards de profs.

Jean avait accepté, sans poser de questions ni faire de commentaires, mon intérêt pour sa sœur. Elle ne nous suivait pas dans toutes les aventures, mais nous la retrouvions toujours pour rejoindre les souterrains. Là, Jean nous laissait tranquille. Il restait assis, droit et silencieux, près des bougies, seule source lumineuse. Son ombre dansait jusqu’aux endroits les plus reculés de la galerie. Le regard absent, il semblait ne plus faire attention à nous. Sophie n’avait qu’un an de plus que moi. Nous restions collés dans la pénombre, je cherchais le contact de sa peau, son extrême douceur et son odeur. Elle me laissait passer doucement ma joue sur son bras nu. Je m’enivrais comme une abeille sur un tilleul. Elle se moquait gentiment, enroulait ses doigts dans les boucles de mes cheveux. Puis arrivait le moment où elle retirait brusquement son bras avec irritation, comme si mes caresses devenaient insupportables. Je la laissais tranquille un moment puis repartais à l’assaut. Nous pratiquions ce rituel jusqu’à ce que Jean décide que nous devions remonter à la surface.

Lui n’était jamais troublé par des émotions. Avec les filles comme avec les garçons, son attitude, la position de son corps, ses intonations restaient égales. Je ne connaissais aucun autre garçon comme lui. À l’école, il y en avait deux sortes. Ceux qui, en mutation, quittaient l’enfance et calquaient les postures des plus grands, et ceux qui, encore guidés par l’imagination, s’occupaient à jouer, explorer, résoudre des énigmes et emmerder les adultes. Cependant, je ne savais pas comment Jean se comportait avec les autres, il était au collège alors que Sophie et moi n’étions encore qu’en primaire. À moi, il s’imposait par sa force d’entraînement et son inépuisable énergie créatrice. De fait, avec lui j’étais constamment sur le qui-vive et je ne voulais pas le décevoir.

Mais les jours où il n’était pas au rendez-vous de la pelouse, qu’il soit parti en week-end ou en vacances avec sa famille, je pouvais alors me détendre. Je retrouvais les jeux et les rêveries, je creusais des routes dans la terre pour mes voitures Majorette, ou bien je tournais en vélo autour de la pelouse, inlassablement. Je n’avais pas d’autre ami et ça ne me manquait pas, je pouvais rester seul de longues heures sans jamais m’ennuyer. En revanche, je n’osais pas aller dans les souterrains ni dans les endroits interdits. Le royaume de la cité m’était hostile et l’explorer n’avait de sens qu’en courant derrière Jean, en me surpassant pour l’épater. Quand nous étions ensemble, je me sentais fort, toute action était un défi. Il ne me serait jamais venu l’idée d’en refuser, de me cabrer devant l’obstacle. Je le suivais sans être contraint, je lui obéissais non par enthousiasme mais parce que c’était dans l’ordre des choses.

La succession de ces périodes d’aventure avec Jean et de calme dans la solitude me convenait. Quand il s’absentait, il ne me manquait pas et je ne pensais même plus à lui. J’étais au repos, je savais que l’action reprendrait dès son retour. C’était une certitude, il n’y avait aucun risque ni d’éloignement ni de trahison de sa part. Sa fréquentation était physiquement fatigante, mais son amitié infaillible et reposante.

Mes pensées à propos de Sophie étaient prégnantes et plus complexes. Les souvenirs de son odeur, de sa couleur dorée, de la douceur de son bras, de sa démarche émergeaient soudainement à des moments où je ne m’y attendais pas. Sa brutalité et ses moqueries me manquaient, et en même temps je m’imaginais lui répondre dans des scénarios où j’étais à mon avantage. J’osais la regarder longuement dans les yeux, je l’obligeais à soulever ses paupières et renoncer à ce regard fendu qui me déstabilisait. Dans ces rêves éveillés, j’observais attentivement les détails de son visage, tout en longueur. Je suivais l’arête de son profil, effilé comme la lame d’une épée. Rien de mou dans ses traits, rien de mutin dans son attitude. Je débrouillais les nœuds de ses cheveux. Jaunes, mi-longs, jamais coiffés, ils couvraient un visage très mat. J’introduisais un doigt dans sa bouche comme dans celle de la vieille poupée de ma sœur. J’écartais ses lèvres, fines et très rouges.

La bouche de Sophie était un mystère bien gardé. Elle parlait, sifflotait ou chantonnait sans n’en dévoiler rien. Mais quand elle riait, sa mâchoire s’ouvrait démesurément, découvrant des dents perle parfaitement alignées. Ses rires étaient comme des cris, ils exprimaient plus d’excitation que de joie.

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Fin du chapitre 1

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Publié dans Romans

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