Victor Genty, un lecteur (presque) anonyme de Louise Michel

Publié le par Philippe Mangion

Au début de la deuxième vague, Colette Bacro, mon amie de trente ans (et même plus) qui habite Malesherbes, dans le Loiret, me téléphone : « Monique Riguet, une amie de l’atelier d’écriture, a retrouvé dans son grenier les éditions originales d’un feuilleton de Louise Michel, ça t’intéresse de les consulter ? » 
C’était une période de semi-liberté, on avait droit à 3 heures et 20 kilomètres. J’ai pris 6 heures et 80 kilomètres. Pour Louise, je me suis permis de louvoyer.

Sur la table du salon, Monique avait préparé tout ce qui pouvait m’intéresser. Des livres, des journaux, des photos, un arbre généalogique, et bien sûr la série originale de la Misère, le roman de Louise Michel et raison de ma venue. Je me suis détendu lorsque Monique a dit que je pouvais repartir avec tout ce que je voulais, qu’elle me les prêtait aussi longtemps que nécessaire. En aussi peu de temps, je n’aurais pas su par quoi commencer. Maintenant, j’allais pouvoir l’interroger, elle, Monique, comprendre l’histoire familiale, découvrir cet aïeul qui, il y a 150 ans, fut un lecteur anonyme et assidu de Louise Michel.

Son nom était Victor Genty et le lien avec Monique n’est pas des plus directs. La fille de Victor, Victoria, fut la seconde épouse du grand-oncle de Monique, Ange-Dorothée Habert. Ange s’était retrouvé veuf avec une enfant à élever. Victoria, 35 ans et toujours célibataire, a peut-être saisi là l’occasion qui ne se représenterait plus. En échange, son rôle serait d’être une maman de remplacement pour la fille de son mari, « maman Victoria » comme l’appellera la petite Laurence. 
Je fais part à Monique de ces idées que je trouve soudain préconçues. « Vous pensez qu’il y a des chances qu’il s’agisse d’un mariage d’amour ? – Je ne crois pas trop aux mariages d’amour en Beauce..., me répond Monique. » Cependant, le doute s’instillera à la lecture de leur correspondance, émouvante, pendant la guerre de 14. Peut-être se sont-ils aimés sincèrement.

Bon, je m’égare, revenons à Victor Genty, le père de Victoria, c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui. Si vous êtes paumés dans la généalogie, ce n’est pas grave. Retenez simplement que cette après-midi-là, au fur et à mesure que Monique remontait dans son histoire familiale, un lien fragile se tissait, qui me reliait à Louise Michel, un fil à remonter le temps.
Ce fil, depuis, je l’ai suivi, consolidé. Une plongée d’un mois dans les lectures de Victor Genty, ses livres, sa collection de journaux, ses photos dont je ne sais quelle est la sienne, les exemplaires de journaux et revues qu’il avait conservés, les notes au crayon qu’il y avait ajoutées et, enfin, surprise du chef, les articles qu’il y avait lui-même écrits. « Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es ». C’est vrai et je ne suis pas déçu. En plus de la série « la Misère », de nombreuses traces de ce lecteur (presque) anonyme me ramènent à l’univers de Louise Michel. 

Victor est plus jeune que Louise d’une dizaine d’années mais, comme elle, c’est un provincial d’origine, installé à Paris. Son pays à lui, son Vroncourt-la-Côte, c’est Boisville-la-Saint-Père, dans l’Eure-et-Loir. Victor est ouvrier tailleur d’habits. En 1863, il ouvre sa boutique derrière la butte Montmartre, au 113 de la rue Mont-Cenis... soit à quelques centaines de mètres de l’école de la rue des Cloÿs où Louise exerce à partir de 1865 et à moins de cent mètres de celle de la rue Oudot où elle s’installe en 1868. Peut-être même faisait-elle partie de ses clientes.
Dans ces dernières années du Second Empire, comme Louise, Victor se forme aux idées républicaines, s’intéresse aux mouvements sociaux. Parmi ses lectures, on trouve des essais sur les révolutions de 1830 et 1848, sur le mouvement utopiste icarien, une biographie de Fourier, des textes de Louis Blanc, de Proudhon, ... 

Je tombe sur une belle surprise : « l’Almanach de la coopération pour 1870 ». Il est paru quatre années seulement et 1870 sera la dernière, on devine pourquoi ! Les rédacteurs avaient-ils une idée de tous les bouleversements qui allaient marquer les deux années à venir : grandes grèves, guerre contre la Prusse, chute de l’Empire, IIIe République et bien sûr la Commune. J’apprends dans le calendrier qui occupe les premières pages comme dans tout bon almanach, que le futur célèbre Quatre-septembre aura lieu un septidi (septième jour) de la (neuvième) décade fructidor de l’an républicain LXXVIII.

La coopération, c’est son truc à Victor, et ça le restera toute sa vie. Les textes de l’almanach, d’inspiration socialiste modérée, déclinent ses bienfaits dans tous les domaines. Dans les dernières pages on trouve la liste des associations françaises de travailleurs, les « sociétés de consommation, de production et de crédit », organismes coopératifs dont les appellations sonnent bien différemment à nos oreilles aujourd’hui, comme celle de « l’école libre » dont le sens d’alors (libre de la religion) a été carrément inversé. Notre Louise a dû se retourner dans sa tombe de Levallois-Perret le 4 mars 84, en entendant scander les 500 000 manifestants de « l’école libre » qui convergeaient vers Versailles (Versailles, en plus !).
Parmi les rédacteurs de l’almanach, des ouvriers inconnus côtoient des avocats, des féministes, des éducateurs populaires. On reconnaît Charles Lemonnier, infatigable promoteur de l’œuvre de sa femme décédée Elisa, pionnière des écoles professionnelles pour femmes ; André Léo, la féministe, l’amie de Louise, qu’on ne présente plus. Dans la liste des « sociétés de consommation » est citée « La Marmite », d’Eugène Varlin et Nathalie Lemel, futurs communards dont on connaît le dévouement.

Il est probable que dès cette époque Victor ait entendu parler de Louise, qui était déjà une figure de Montmartre. Pendant le siège, en 1870, fréquentait-il les clubs où Louise et ses amis du Comité de vigilance intervenaient régulièrement ? Il n’y a pas de trace de sa participation à la Commune, mais sans doute a-t-il fait partie de la Garde nationale qui défendit Paris. Tailleur, il n’a pas dû non plus chômer à confectionner et rafistoler les tenues de soldats dans un Paris qui manquait de tout. 

On retrouve Victor au tournant des années 1880, cette fois en militant socialiste. Il fait partie du groupe qui gravite autour de Eugène Chevallier, un instituteur très actif au service du mouvement ouvrier (1). Dans la collection de journaux conservés par Victor, je découvre :
* Trois numéros d’une revue hebdomadaire de quatre pages grand format « Les Hommes de la Commune », parus en novembre et décembre 1879. Ils retracent la vie de Flourens, par « Spartacus », de Rossel, par « Etienne Marcel » et de Delescluze, également par « Etienne Marcel ». J’ai l’intuition que c’est Chevallier lui-même, cité comme éditeur de la publication, qui se cache derrière ces pseudos.
* À partir du 27 décembre 1879 paraît le « Journal historique, littéraire et scientifique », incluant les « Hommes de la Commune », qui en devient une des rubriques. En addition, on trouve celle des « Hommes de la révolution » ainsi que des dossiers scientifiques (géologie, cosmographie, ...). Il y aura en tout cinq numéros de cet hebdomadaire jusqu’au 24 janvier 1880, tous présents dans la collection de Victor Genty. Les hommes de la Commune mis à la une sont Ranvier, Varlin (en 2 parties) et Ferré (en 2 parties aussi). Le directeur de la publication est toujours Eugène Chevallier. Victor Genty est cité comme correspondant chez qui on peut acheter des anciens numéros, au 113 rue du Mont-Cenis. Notons enfin que le Journal historique est en vente aux bureaux du Prolétaire, organe du Parti Ouvrier Socialiste Français, rue de Cléry.

Au détour d’une page, je remarque une annonce pour une revue, « les Cahiers du prolétariat », dont justement une édition reliée fait aussi partie de la collection. Ces Cahiers, une fois de plus dirigés par Eugène Chevallier, existent depuis le milieu des années 1870 et ses contributeurs sont des ouvriers. On y trouve plusieurs articles signés de Victor : « le bien peut produire le mal », « le progrès mal équilibré », « la coopération corporative », ce dernier écrit en collaboration avec son voisin et ami, E. Philippe, ouvrier arquebusier. Dans cette liste de contributeurs, comme dans les comités de vigilance ou les listes électorales de 1870/71, j’aime particulièrement les noms évocateurs des métiers, adossés aux signatures : chaudronnier, typographe, lingère, gantier, tailleur, modeleur, giletière, mécanicien... un abécédaire du monde ouvrier à faire pâlir d’envie tous les partis de gauche modernes.
J’apprends dans la revue que Victor Genty, qui décidément avait ménagé son effet, fut le délégué du Cercle des travailleurs au Congrès ouvrier de 1876. Ce lecteur de la Misère était donc devenu un militant chevronné. 

Ces Cahiers du prolétariat nous ramènent à nouveau à Louise Michel. Odysse Barot, journaliste, et sa femme Victorine sont au nombre des contributeurs. Or, il existe une correspondance fournie entre les Barot et Louise. Ce sont des proches, et donc des amis communs à Louise et Victor.
Autre fait notable, il y a six femmes parmi les quarante-cinq signataires, fait extrêmement rare pour l’époque. Des femmes et des sujets féministes. « Travail des femmes », « La femme et le progrès », « La femme dans la société », « La femme de l’avenir » sont parmi les titres d’articles.

Plus j’avance dans l’exploration de ces documents, plus j’ai de la sympathie pour Victor Genty et la petite bande d’Eugène Chevallier. Victor n’a peut-être pas connu directement Louise Michel, mais il se souciait de son sort et militait pour l’amnistie. Je suis sûr que le 9 novembre 1880, il était là parmi la foule nombreuse qui, gare Saint-Lazare, acclama son retour de Nouvelle-Calédonie. Peut-être qu’alors, porté par son enthousiasme, se vanta-t-il auprès de ses voisins : « je la connais, je la connais, c’était ma cliente à Montmartre. »

 

Philippe Mangion

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Note :

(1) Le précieux site de l’Institut Français de l’Éducation nous apprend qu’Eugène Chevallier fut le fondateur en 1887, de l’Union des instituteurs et des institutrices publics de la Seine : « [Il] ouvrit ses portes à toutes les catégories d'instituteurs et d'institutrices du département, sans distinction d'origine, créa entre ses membres une association mutuelle en cas de décès, une caisse de secours et de prêt gratuit, et rédigea un bulletin bimensuel. Elle fut, à juste titre, considérée comme l'Amicale type, et ses statuts servirent à bon nombre des associations qui se formèrent par la suite. »
http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2035
 

 

 

 

 

 

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