LOUISE MICHEL QUELQUES MOIS AVANT SA MORT : « « MA TÂCHE N’EST PAS FINIE »
J’ai retrouvé dans les archives du Petit Champenois, journal Haut-Marnais, cette interview de Louise Michel. On est en juin 1904, quelques mois avant sa mort. À 74 ans, elle vient d’échapper une première fois à une bronchite qui a failli la tuer (photo). Malgré tout, elle poursuit son cycle de conférences, ici à Chaumont, dans son pays natal. Elle se livre de façon plus intime sur sa maladie, sa jeunesse, ses espoirs. Elle parle même de l’Espéranto...
« Ma tâche n’est pas finie », lance-t-elle au journaliste.
Voici le texte de l’article retranscrit, signé « Edg. Valette » :
A l’heure où Louise Michel vient d’échapper à la mort, à l'heure où l’on s’occupe autant d’elle à Chaumont que dans la presse, nous avons pensé qu’il serait intéressant d’aller interviewer la « Vierge rouge ».
Nous nous sommes donc hier, à 3 heures, rendus au restaurant Pillot, rue de la Gare, où la célèbre conférencière était descendue vendredi soir, et lui avons fait demander quelques minutes d'entretien.
Louise Michel n’a fait aucune difficulté pour nous recevoir. Trois minutes après notre arrivée, nous étions introduits près d’elle dans une salle à manger du rez-de-chaussée.
La citoyenne, assise autour d’une table, non loin de sa fidèle amie Charlotte Vauvelle, discutait avec une douzaine de membres du groupe libertaire chaumontais.
Elle était tête nue et avait sur les épaules un mantelet noué au cou par deux rubans de velours.
Tout d’abord, nous remercions la conférencière d’avoir bien voulu nous recevoir.
— Je reçois toujours les journalistes avec plaisir, à quelque parti qu’ils appartiennent répond-t-elle. J’aime à causer avec eux. Je suis même très bavarde en leur présence et m’intéresse à leurs écrits. Plus d’un parmi mes ennemis d’opinions m’a montré les articles qu’il allait faire paraître contre moi.
Et la citoyenne, à ce souvenir, sourit joyeusement entre ses rides.
Nous lui parlons de sa santé.
— Je suis fort bien rétablie, dit-elle. Les voyages ne me fatiguent pas trop. J'évite seulement de prendre froid. Mon médecin de Toulon, qui était un excellent docteur, me l’a bien recommandé. Aussi je me couvre toujours d’un manteau, comme vous pouvez le voir.
Et Louise Michel nous fait longuement, complaisamment, le récit de sa maladie.
— C'est le début de cette maladie, nous conte-t-elle, qui m’a empêchée de venir à Chaumont au mois de février dernier. Je n’ai « posé » aucun « lapin », comme on l’a dit alors dans votre ville. J’avais été prise bien réellement, dans le Nord, par une tempête de neige Mon manteau avait été mouillé et j'avais gagné une forte grippe. À Troyes, cette grippe a dégénéré en bronchite. À Toulon, j'ai dû m'aliter complètement et j'ai failli mourir.
Louise Michel, avec une curieuse facilité de parole, nous fait, en employant de ci de là des mots scientifiques et recherchés, le récit des sensations qu’elle éprouva pendant son agonie. Elle s’analysa pour ainsi dire elle-même, s’étudia, s’extériorisa. À aucun moment, elle ne perdit connaissance ; elle ne voyait pas, ne pouvait pas parler, mais écoutait et sentait avec une incroyable acuité. Et quand son être, « qu’elle sentait, dit-elle, glisser vers le néant, se désagréger et rentrer dans les éléments », quand son être se ressaisit, quand elle revint à la vie sous la puissance de courants inconnus mais parfaitement perceptibles, Louise Michel dit qu’elle souffrit horriblement.
La conférencière, dont la parole est alerte et l’humeur gaie, mêle à ces souvenirs pénibles des anecdotes amusantes, — Alors que je râlais sur mon lit, nous raconte-t-elle, par exemple, un individu vint trouver Charlotte Vauvelle, ma compagne. Je tenais à vous voir absolument, lui dit-il, avant que vous ne laissiez Louise Michel ici et que vous ne quittiez Toulon. Je possède, au cimetière, un beau petit carré de terrain. Je vous le céderais pour elle à de bonnes conditions !... Ainsi l’on voulait faire du commerce avec la tombe de la conférencière avant que celle-ci n’ait rendu le dernier soupir ?
Nous demandons à la « Vierge Rouge » quels sont ses projets.
— Je vais avec Girault, parcourir les villes dans lesquelles celui-ci a fait des conférences tout seul, pendant ma maladie.
Nous ferons ensuite les réunions que l’on est en train d’organiser pour nous à Paris puis je partirai pour l’Angleterre. Je me réinstallerai dans mon domicile de Londres : j’ai beaucoup à travailler. J’ai plusieurs livres à faire.
— Quand partez-vous de Chaumont ?
— Demain.
— Pour aller ?
— À Troyes, puis à Nancy.
— Y a-t-il longtemps que vous n’étiez venue ici ?
— La dernière fois c’était un peu avant la guerre.
— Quelles sont les impressions que vous avez ressenties en revenant dans votre pays natal ?
— Je suis sincèrement heureuse d’avoir revu Chaumont et son département. J’aime beaucoup les Hauts-Marnais. Il me semble revivre aujourd’hui mes années de jeunesse, tout en marchant vers les temps futurs. Je me souviens de Chaumont comme si je venais de le quitter. Je causais hier soir de Buxereuilles, de la route de Semoutiers, du Viaduc. Ah ! le Viaduc ! je le dessinerais tout de suite de souvenirs !...
— Avez-vous retrouvé d’anciennes connaissances ?
— Mais oui ! mais oui ! j'ai vu ce matin des parentes de ma mère et d’anciennes amies. J’ai éprouvé de bien douces émotions.
— Et le pays natal ne vous a pas repris ? — Non. Je l’aime pourtant, mais je ne veux pas y rester.
— Avez-vous l’espoir de revenir à Chaumont ?
— J’y reviendrai quand on aura créé une université populaire. Je m'étonne qu’une ville comme celle-ci, aimant l’étude et la science, n’en possède pas déjà une. J'en causerai ce soir au théâtre, puisqu’en parlant de la lutte contre la guerre, nous devons aussi parler de toutes les luttes.
Nous demandons à Louise Michel si elle n’est pas lasse de son apostolat, si elle ne se sent pas attirée vers le repos.
— Non, réplique-t-elle, ma tâche n’est pas finie. Et puis pour être bon à quelque chose, il faut voyager, prendre du champ. Je trouve même que le monde n’est pas assez grand. Je voudrais qu’entre tous les pays s’établissent de faciles communications.
Et voilà Louise Michel partie sur une étude des langues, dont elle explique clairement les fusions. Graduellement, elle en arrive à parler de l’Espéranto qui, suivant elle, peut, en attendant mieux, rendre de grands services aux peuples.
Elle cause avec tant d’entrain, de feu qu’elle pourrait nous fournir des colonnes tout entières.
Mais si nous sommes curieux, nous autres journalistes, nous savons, aussi, ne pas abuser de la complaisance de nos interlocuteurs.
Et nous avons pris congé de la « Vierge Rouge » pour ne pas trop la fatiguer avant la conférence qu’elle devait faire quelques heures plus tard.
EDG. VALETTE.