Mon ridicule te sauvera
Nouvelle vaudevillesque
Mais qu’est-ce que tu me fais, mon amour ? Est-ce que tu me reconnais, au moins ? Ton visage est bouffi, tu me fixes sans me voir, on me dit que tu es dans un coma artificiel. Est-ce que tu redeviendras comme avant, est-ce que tu seras toujours aussi dingue de moi, est-ce qu’on fera l’amour tous les jours, comme ce matin encore ?
Ecoute ce médecin ! Il prétend te faire un trou dans le crâne, y introduire un ballonnet, puis le gonfler dans un vaisseau sanguin. Il faut être un tortionnaire sadique pour faire ce boulot ! Il me dit, sans cligner des yeux même une seule fois, que l’opération est risquée, mais que c’est le seul moyen d’éviter la rupture fatale de ton anévrisme. Il dit qu’il faut faire très vite, que tu peux mourir d’un moment à l’autre, et il lui faut mon autorisation, tout de suite.
Tu sais comment je suis, ma chérie, mon amour. Je panique, je ne me sens pas bien, j’ai peur de tomber dans les pommes. En principe, c’est toi qui me rassures, me conseilles pour les décisions importantes, c’est toi qui anticipes quand je sens arriver mes malaises vagaux. Aide-moi, mon amour, je t’en supplie, fais-moi comprendre ce que je dois faire, ne me fixe pas comme ça !
Et puis, ta mère, cette salope ! Elle est là, elle attend ma décision avec son plus beau regard de mépris, tu sais comme elle me déteste, me prend pour un incapable. Elle avait tellement d’ambition pour toi, un grand mariage, des enfants surdoués. Alors un écrivaillon auto-édité et diagnostiqué stérile, il ne pouvait rien arriver de pire à sa fille unique.
J’ai signé. Je n’ai pas eu le courage de refuser. Pourtant je ne la sens pas cette opération, ma chérie. Je suis sûr que tu peux le résorber toute seule cet anévrisme. Mais j’ai signé, je n’ai pas résisté à leur pression, à leurs regards indignés simplement parce que j’hésitais. Pardon, mon amour ! Ne meurs pas je t’en supplie, ne me fais pas ça, je ne m’en remettrais pas.
Anne est là aussi, ton amie, ton pot de colle. Elle chiale et elle m’enveloppe, elle n’arrête pas de me toucher, tu sais comment elle est, on en rigole tout le temps. Si tu la voyais, elle est habillée en veuve éplorée, super sexy, et elle me serre, me serre tout le temps. Je t’avoue qu’il m’est arrivé de fantasmer sur des trucs à trois. Mais là, je te jure, c’est très gênant, ta mère nous regarde comme si on faisait l’amour sur ton lit d’hôpital. Elle a toujours pensé que je te trompais, avec Anne comme avec d’autres. Toi, tu sais bien que ce n’est pas vrai, hein, chérie ?
On t’emmène au bloc mon amour, la porte de l’ascenseur se referme sur le brancard. C’est peut-être la dernière fois que je te vois vivante, je me sens si mal, je tiens à peine sur mes jambes. Mon estomac est en bouillie. Le chirurgien nous annonce qu’il y en a pour plusieurs heures. Ta mère décide qu’il ne sert à rien de rester là et qu’on va tous déjeuner à la Cafeteria Casino. Comment fait-elle pour rester si froide ? Anne me prend par le bras et on la suit sans réfléchir.
Ton père nous attend sur le parking de l’hôpital Clairval. Le soleil de printemps nous aveugle. Au pied du Redon, Marseille, et au-delà la Méditerranée, à perte de vue. Partout les jonquilles, les crocus et même des pensées. Une bouffée de chagrin m’envahit. Il y a tant de beauté aujourd’hui, et tu vas peut-être mourir.
Il ne reste que du poulet réchauffé et des frites durcies. Tes parents attaquent, sans un mot, comme d’habitude. Pendant qu’on est en train de t’ouvrir le crâne, eux ils découpent leur volaille, ça me dégoûte. Anne est partie aux toilettes, mais pourquoi y reste-t-elle aussi longtemps ? Je suis sûr qu’elle est en train de se remaquiller. Pendant qu’on te glisse un tuyau dans le cerveau, elle pleure, peut-être, mais elle capable de se maquiller !
Je m’accroche à la table, mon champ de vision se rétrécit, mes douleurs à l’estomac sont insupportables, mes intestins se compriment. Tu connais mes syndromes vagaux quand je suis dans cet état de stress. Si je ne vais pas me vider tout de suite, c’est la syncope. Je soulève mes trois tonnes et me dirige vers les WC. Je devine ce que pense ta mère. Je suis un obsédé et je vais rejoindre Anne. Mais je m’en fous, je ne peux plus tenir.
C’est occupé chez les mecs, tant pis je fonce chez les femmes. Comme prévu, Anne est collée devant le miroir avec son mascara, heureusement elle ne me voit pas passer derrière elle. Je m’enferme dans la cabine, ouf ! A moitié dans le coma, enfin je me vide. Mamma mia, quelle puanteur ! Pourvu qu’Anne soit retournée à table. Je vais tirer la chasse tout de suite pour dissiper un peu l’odeur.
Mais bordel, qu’est-ce qui se passe ? Les chiottes sont bouchées, un flot indescriptible va déborder sur mon pantalon baissé. En un réflexe de survie, je m’éjecte de la cabine comme d’un avion de chasse en feu. Mais rien à voir avec Sam Shepard dans l’Etoffe des héros. Moi, c’est marche en canard et sexe à l’air. Je manque de renverser Anne, accroupie au pied du lavabo, en train de ranger son sac. Elle reste en sidération devant le spectacle.
Une seule chose à faire, me lever et me rajuster, je lui expliquerai après. Mais à ce moment, en me redressant, qu’est-ce que je vois, mon amour, mon amour chéri ? Oh non, quelle vision ! Ta mère, TA MERE dans l’encadrement de la porte. Elle nous regarde avec un sourire triomphant. Je te jure mon amour, jambes écartées et mains sur les hanches, elle prend tout l’espace de la porte et elle a un SOURIRE TRIOMPHANT !
Et là, je m’enfonce ! Mon amour, si Dieu existe il ne peut pas te laisser mourir avant que je te raconte cette histoire. Mon ridicule te sauvera, c’est certain. J’entends déjà ton rire, ton rire adoré quand tu sauras ce que j’ai dit à ta mère à cet instant, pantalon aux genoux, les pieds dans une flaque immonde, Anne accroupie devant moi. C’est la seule phrase que j’ai pu sortir, réflexe d’écrivain, amoureux du théâtre jusqu’au bout : « non, je vous promets, maman, ce n’est pas du tout ce que vous croyez ! »