Alexandre le Délirant

Publié le par Philippe Mangion

Alexandre le Délirant

- Monsieur Fantoni, vous avez pris vos Zyprexa ? Attention, je vous ai à l’œil !

Tu m’impressionnes pas, petite merde d’infirmier. Un jour, je te désintégrerai. Pour l’instant, je joue ton jeu. Le temps n’a aucune importance pour moi. Tu peux m’enfermer entre quatre murs capitonnés, tu peux me bourrer de médicaments, tu n’as aucune prise sur moi. Je conditionne mon corps, je me prépare mentalement.

- Oui, oui, chef, je suis obéissant comme un toutou ! J’ai compris la leçon. Désolé, je peux pas vous faire la conversation, vous savez qu’il faut que j’regarde les infos, c’est important.

- D’accord, à condition que vous n’excitiez pas les autres, sinon je le signale au psy et il vous remettra en isolement, c’est bien compris ?

- Oui, oui, chef, c’est promis.

J’ai peur et je suis excité à la fois, quand tu apparaitras à l’écran, c’est à moi que tu parleras, à moi uniquement. Tout le monde t’entend, pourtant c’est à moi seul que tu parles. Toi seule es capable de prendre le contrôle de mes pensées.

Sur l’écran, Davis Pujadas, mèche impeccable, sourire en coin, interroge Marine Le Pen. Elle promène son regard du présentateur à la caméra. Alexandre Fantoni baisse les yeux et entame un balancement d’avant en arrière sur sa chaine, à la manière d’un religieux en prière.

Non, maman, ne me regarde pas comme ça, maman je n’ai rien fait.

Dans son souvenir délirant, Alexandre Fantoni a quatre ans. Sa mère est ivre et le frappe sans autre raison que sa propre névrose.

Tu es mauvais, Alexandre, même ton père n’a pas voulu de toi. Ton père est parti à cause de toi.

C’est le seul souvenir de sa mère. Un jour elle est partie et Alexandre s’est retrouvé dans une famille qui ne le battait pas, qui le nourrissait et qui ne l’aimait pas. La nourrice n’avait plus d’amour à distribuer. A seize ans, Alexandre Fantoni fugua. Comme cela arrangeait tout le monde, on ne le rechercha pas sérieusement.

Les premiers délires d’Alexandre débutèrent vers ses vingt ans. Il habitait un foyer, dealait et revendait parfois des autoradios volés. Il fumait une dizaine de pétards par jour. Un jour, il partit tout droit sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute A6. On ne l’arrêta qu’à la nuit, il avait parcouru vingt-cinq kilomètres. Depuis, il passait de longues périodes à l’hôpital psychiatrique de Villejuif, entrecoupés de quelques courts retours au foyer où ses crises le rattrapaient immanquablement.

Il ne pouvait fixer Marine Le Pen parce que c’est sa mère qu’il voyait. Il avait reconstruit le souvenir de sa mère à partir du regard et de la voix de Marine Le Pen. Quand elle parlait, c’est à lui qu’elle s’adressait, ses mots étaient transformés. Ils formaient des messages que lui seul savait décrypter.

Tu es mauvais, Alexandre, même ton père n’a pas voulu de toi. Ton père est parti à cause de toi.

Le délire se fit plus intense. Le balancement d’Alexandre était incontrôlable.

Et ton père, Alexandre, ton père, c’est lui.

Le regard de Marine Le Pen, depuis l’écran de télévision, se porta sur l’infirmier qui préparait les piluliers.

Alors Alexandre se leva, en transe, décrocha la télévision de son support, se dirigea vers l’infirmier, et la lui fracassa sur la tête.

Paris, juillet 2015.

Publié dans Nouvelles

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