La migraine d’Arthur Rubinstein

Publié le par Philippe Mangion

La migraine d’Arthur Rubinstein

[#Nouvelle] Ce matin-là, Arthur s'était réveillé avec un mal de tête très handicapant. Mais il était impossible d’annuler le concert. Vous imaginiez les titres des journaux du monde entier.

San Francisco, 25 avril 1945 : Arthur Rubinstein annule le récital d’inauguration de la conférence constitutive de l’ONU pour raisons personnelles.

Les représentants de cinquante et une nations étaient présents, dont une bonne vingtaine de chefs d’état. Alors quand vous êtes le producteur d’un si grand pianiste, il faut trouver une solution. Et surtout ne pas le brusquer.

D’abord, vous distribuez les rôles : sa femme Aniela sera la seule autorisée à entrer dans la chambre, en dehors du médecin bien sûr. Son attaché de presse sera chargé de communiquer avec les journalistes qui ont déjà envahi les salons du Palace Hôtel. Et vous, en chef d’orchestre, vous organisez votre cabinet de crise au dernier étage, où se trouve la suite royale occupée par le maître.

Quand Aniela vous annonce, à midi, que le traitement administré par le meilleur spécialiste de la ville n’a eu aucun effet et qu’il sera impossible au maître d’honorer son engagement, une mauvaise chaleur vous envahit. Certes, il s’agissait de simplement jouer l’hymne américain, il ne serait pas difficile de trouver un remplaçant. Mais ce n’est pas la question, seul le symbole compte réellement dans cette représentation. Un immense artiste juif polonais se produisant devant le concert des nations l’année même où l’Europe est libérée du nazisme.

Alors vous expliquez à Aniela que la qualité de la représentation n’a aucune importance, de plus celle-ci ne durera que quelques minutes. Vous proposez un compromis : Arthur ne sera pas tenu de participer au dîner qui suivra, il lui suffira d’échanger une poignée de main avec le président Truman devant les photographes. Vous y ajoutez un soupçon de flatterie : de toute façon, le maître serait capable d’assurer la meilleure prestation avec des boules Quies et des gants de boxe.

Aniela vous écoute avec gentillesse, mais elle ne se fait pas d’illusion. Après un aller-retour au chevet de son mari, le couperet tombe. Il n’est pas question pour Arthur de jouer la moindre comptine s’il n’est pas en capacité de donner le meilleur de lui-même. Ah, ces divas !

Quand il est 17 heures et que Rubinstein ne se présente pas à la conférence de presse prévue dans les luxueux salons du palace, vous allez au feu et vous improvisez : le maître a une légère indisposition. Mais oui, il sera présent au dîner inaugural. Oui, il fera un mini-récital comme prévu. Oui, il jouera l’hymne américain selon ses propres arrangements.

Pendant que vous déballez tous ces propos mensongers mais rassurants, votre cerveau mouline jusqu’à surchauffer pour trouver une solution. Une idée surgit, alors vous bâclez les dernières réponses et écourtez la conférence. Vous foncez à la réception et demandez qu’on vous passe le Consulat de Pologne de San Francisco. Vous rejoignez la cabine qu’on vous indique, la 19. Vous captez dans cet espace le mélange harmonieux de toutes les langues du monde, mais vous vous concentrez et demandez à ce qu’on vous passe le Consul en personne, de la part du secrétaire personnel d’Arthur Rubinstein.

***

Le lendemain, en lisant le journal, un sentiment de fierté vous transporte. Vous aviez eu l’intuition que seul un sentiment élevé pouvait transcender l’artiste et lui faire oublier son mal. Vous avez compté sur l’éveil de ses sentiments patriotiques, sur le traumatisme de ses années de souffrance, puis de son exil. Vous lui avez envoyé le Consul de Pologne lui-même qui réussit à le convaincre. Certes, vous avez eu des sueurs froides lorsque le maître, d’une humeur massacrante due à son mal de tête, faillit provoquer un incident diplomatique, mais le succès final n’en fut que plus triomphal. Ainsi, vous avez transformé un récital quasiment annulé en un événement dont on se souviendra pendant des dizaines d’années.

San Francisco Chronicle, 26 avril 1945 :

Conférence de l’ONU : Arthur Rubinstein crée l’émotion

Hier soir, dans les salons du Palace Hôtel de San Francisco, le grand pianiste Arthur Rubinstein devait jouer, en ouverture de la conférence constitutive de l’ONU, l’hymne national américain.

Au moment de s’installer au piano, le maître lance un regard circulaire sur les drapeaux nationaux présents dans la salle. Il se lève, très pâle. La salle retient son souffle, on le pensait souffrant. Il avance au bord de la scène et déclare : « Dans cette salle où vous allez construire l’avenir du monde, il n’y a pas de drapeau polonais, mon pays d’origine, et pour lequel vous avez combattu. Pour cette raison, je vais jouer l’hymne national polonais, et je vous demande de vous lever ! »

Après quelques secondes d’un silence gêné, le président Truman et quelques autres se levèrent. Par reflexe, ils furent imités par tous les participants dont la plupart ne comprenaient pas l’anglais. Ce fut le cas, en particulier, du représentant russe. Fort heureusement, les propos de Rubinstein n’avaient pas été traduits.

Bravo l’artiste !

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Publié dans Nouvelles

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