Louise Michel : la famille, épisode 1

Publié le par Philippe Mangion

La généalogie a cet avantage sur l’archéologie et la paléontologie qu’en creusant, on finit obligatoirement par tomber sur quelques découvertes, souvent anecdotiques, parfois intéressantes pour l’histoire.  
Une étude génomique de 2013 (1) a montré que, pour deux européens pris au hasard, on trouve obligatoirement des ancêtres communs en remontant de mille ans dans le passé. C’est-à-dire qu’avec un peu de patience, si vous êtes européen, vous croiseriez votre arbre avec celui de la reine d’Angleterre ou de Bakounine, selon votre préférence, en remontant simplement jusqu'au temps des cathédrales. 

On comprend mieux pourquoi la généalogie intéresse tant les sectes, comme tous ceux qui cherchent absolument un sens là où il n’y a que peu d’intérêt, si ce n’est mathématique, à en trouver un. 
L’arbre de Louise Michel n’échappe pas à la règle, qui comporte son lot de personnages inattendus. Mais il y a surtout son clan, sa garde rapprochée, le cercle des oncles, tantes, cousins, cousines, neveux, nièces, anonymes qui ont joué un rôle important auprès d’elle. Parmi eux, certains furent toujours là pour l’aider ou la seconder auprès de sa mère, d’autres profitèrent de sa générosité maladive, des plus jeunes héritèrent de son âme révolutionnaire.

J’en délivrerai ici quelques portraits choisis, en plusieurs articles. 

Les personnages relativement célèbres, dont on comprend que Louise ne fit pas trop état, étaient surtout du côté de sa branche paternelle, bourgeoise, et même aristocratique par alliance.

D’Etienne Demahis, l’arrière-grand-père, les généalogistes nous apprennent (2) qu’il fut 1er magistrat à Paris, conseiller de Louis XV et XVI, s’il vous plaît... Il finit sa vie au château de Vroncourt où il mourut en 1824, quelque années avant la naissance de Louise. Marianne, la mère de Louise, recueillie enfant au château, l’évoque dans une lettre de 1883 à sa fille (3), alors en prison : 

« ... Un jour étant enfant, je lui pris son bonnet carré, le mis en morceaux et, les petits chiffons, j’en habillai ma poupée... ». 

Les généalogistes donnent la femme d’Etienne, Marie-Louise Moreau, comme morte en 1845 (à 98 ans !) à Paris. Elle n’est pas citée dans les mémoires de Louise, ni dans aucune correspondance. Mystère... Sans plus d'informations, je l’ai imaginé devenue folle, abandonnée et oubliée par les Demahis dans un hospice de sœurs grises, avec pension minimale. Mais il peut tout aussi bien s’agir d’une erreur de date de décès sur quelque registre, reproduite sans fin par des chercheurs.

Jules de Kinkelin-Pelletan, l’oncle de Louise, mari d’Agathe la sœur de son père, le père de son cousin préféré, celui des souvenirs d’enfance, est à lui seul une mine d’or inépuisable pour les historiens. 
L’acte de mariage d’Agathe et Jules, qu’on imagine déclamé avec application par le maire de la petite commune de Vroncourt-la-Côte, annonce son ascendance aristocratique : 

« Jules de Kinkelin, fils majeur de Jean-Michel de Kinkelin décédé à Placienda dans la province d’Estrémadure, interprète du maréchal-duc de Raguse, et de Sophie Magdeleine de Barthès, fille du seigneur de Marmorières, secrétaire particulier de Monseigneur le comte d'Artois. » (4) 

On imagine Louise, alors âgée de 3 ans, sur les genoux de sa grand-mère Charlotte, fascinée par la sonorité exotique de ces noms. 

Orphelin jeune, Jules fut élevé et adopté à 26 ans, après la mort de sa mère, par son beau-père Pelletan, d’une célèbre lignée de chirurgiens du Roi. C’est le grand-père Pelletan qui préleva le cœur de Louis XVII, à sa mort en 1795. À la révolution de 1830, les Pelletan les récupérèrent à l’archevêché de Paris où il était conservés et le mirent à l’abri pour éviter sa destruction. Gabriel, l’oncle de Jules essaya toute sa vie de le refourguer contre argent comptant aux Bourbons en exil (5). 

Je suis certain que cette histoire d’oncle orphelin et adopté, de cœur royal prélevé et sauvé de la destruction, que l’on devait se raconter dans la famille, émut Louise enfant. Ceci explique peut-être son mystérieux appel à la clémence pour les Bourbons, dans une lettre à Victor Hugo, en 1850 : 

« ... s’il est vrai qu’on veuille rappeler les Bourbons de l’exil, c’est à toi, poète, à élever la voix le premier pour cette belle et grand inspiration. Tu aimes la liberté, la gloire ; ton âme a des larmes pour toutes les douleurs. Ne laisseras-tu pas tomber quelques paroles de clémence ? » (3)

Mais nul doute que l’affection de Louise pour l’oncle Kinkelin s’écroula dans les années 1850, après qu'il signa l’internement abusif d’Hersilie Rouy, demi-sœur un peu fantasque d’un ami à lui, administrateur du journal La Presse. S'il était courant qu’on enfermât ainsi les femmes pour un rien, cette fois l’affaire fit scandale, après qu’Hersilie eut passé quinze longues années en asile. Dans ses mémoires, elle raconte ce jour funeste du 8 septembre 1854 où Jules de Kinkelin vint l’emmener (6). 

À la même époque, Louise s’intéressait de près aux aliénés. En 1861, elle publia un texte : « Lueurs dans l’ombre, plus d’idiots, plus de fous ». Sans doute l’histoire d’Hersilie enfermée avec la complicité de son oncle devait-elle être présente à son esprit. Sa tante Agathe étant morte en 1847, elle ne fréquentait plus Kinkelin, mais peut-être fréquentait-elle son fils, le cousin et ami d’enfance, en voisin. Ils travaillaient en effet dans le même quartier de Château-d’Eau, l’actuelle République (7). 

Jules le fils – il portait le même prénom – avait rompu avec son père, parce que ce dernier n’avait pas supporté son mariage avec la fille d’un commerçant juif, Lazare Levy. Kinkelin père déversa sa haine jusque dans son testament : 

« J’ai eu bien souvent besoin de l’avoir auprès de moi [il parle de sa seconde femme Adélaïde] pour me consoler des chagrins poignants que m’a donnés depuis longtemps mon fils qui […] s’est marié malgré mes prières et mes menaces avec la fille d’un misérable escroc et qui a ainsi commencé à déshonorer un nom qu’il devait continuer à flétrir encore. Ma malédiction paternelle lui a été infligée, et je la confirme ici, dans cet écrit destiné à me survivre. » (8). 

L’évocation de sa « malédiction paternelle » est presque touchante. Son père biologique Kinkelin mort trop tôt, son père adoptif Pelletan mort ruiné, semble-t-il, par des placements offensifs conseillés par ce même... Lazare Levy. Voilà de quoi justifier à ses yeux son probable antisémitisme. 

Alors qu’Agathe, admirée et crainte par Louise, figurait une héroïne romantique sortie d’une œuvre de Stendhal, Jules de Kinkelin qu’elle laissa veuf, incarnait, avec sa seconde femme Adélaïde, le pire de la petite bourgeoisie d’empire, avide et ambitieuse, celle des romans de Zola. Si Louise a pu un certain temps ressentir une proximité d’orphelins avec son oncle, nul doute qu’elle se transforma au fil du temps, en dégoût et mépris.

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Notes :

(1) Source : https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.1001556 

(2) Source : https://gw.geneanet.org/boazg?n=demahis+de+mahis&oc=&p=etienne 

(3)  Dans « Louise Michel – Je vous écris de ma nuit – correspondance générale 1850-1904, établie et présentée par Xavière Gauthier – Les éditions de Paris Max Chaleil - 2005 
https://leseditionsdeparis.com/.../Je-vous-ecris-de-ma-nuit

(4) Photo jointe : l’acte de mariage de Jules Kinkelin-Pelletan et Agathe Demahis (Archives départementales de Haute-Marne : https://haute-marne.fr/.../archives.../archives-en-lignev2/ ). 
Portrait de Jules Kinkelin-Pelletan par Nadar : http://www.getty.edu/.../nadar-gaspard-felix-tournachon.../ 

(5) Il y a une suite à cette affaire qui excita les monarchistes jusqu’en l’an 2000. Pour ceux que ça intéresse, c’est ici :  http://musee.louis.xvii.online.fr/Les2coeurs.pdf 

(6) Mémoires d’Hersilie Rouy : https://archive.org/details/mmoiresdunealine1883rouy/page/50 
Sur Louise Michel et l’aliénisme :
https://books.google.fr/books?id=xA9XHpLZu4QC&pg=PA12...

(7) : Le magasin de Lazare Levy, dont le cousin de Louise a épousé la fille Clémentine, se situait rue de l’Entrepôt (aujourd’hui rue Yves Toudic, quartier République) dans le 10e arrondissement, très proche de la rue du Château-d’Eau où Louise enseignait, et aussi de la salle du Wauxhall-Tivoli qui connut de grandes réunions du mouvement social.

(8) Source : https://gw.geneanet.org/garric?lang=fr...

 

Publié dans Louise Michel

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