La ferme de la liberté
Ma cousine Sandrine qui est végétarienne avait liké un statut sur Facebook, lui-même partagé par une certaine Camille Britton. La photo du profil de cette Camille Britton montrait un bœuf éventré pendu à un crochet de boucher. Le statut, dont l’Association des Droits Animaux (ADA) était à l’origine, affichait comme la huitième merveille du monde une photo d’un plat composé, à la fois, de poivrons, de haricots blancs et de pois chiches. A exploser l’estomac, et jusqu’à la couche d’ozone si par malheur tout un pays s’amusait à en faire sa recette traditionnelle.
Le commentaire du statut disait :
Comment peut-on aimer les animaux et les manger ?
Comme j’étais ce soir-là d’humeur joyeuse et insouciante, je likais et commentais :
Marinés, grillés, au four. Je les aime à toutes les sauces.
A peine cliqué, je regrettai. Mais c’était trop tard pour effacer, Camille Britton me répondait un Ah, ah ! , suivi de l’émoticon rieur.
Je me dis tiens, une végétarienne qui a de l’humour ! J’étais prêt à me lancer dans mon numéro de drague habituel, mais un doute m’envahit. Est-ce que c’était bien une fille ? Ni son prénom ni la carcasse de son profil ne dévoilait son sexe. Je la jouais fine :
- Tu es végétarien ?
- Oui, oui. Mais je suis une fille.
Banco ! Je fis ma chattemite.
- Désolé pour mon commentaire idiot. Et puis j’aime mon chien, je pourrais tuer si on lui faisait du mal.
Je m’abstenais de lui avouer que j’avais aussi mangé du chien, en Indonésie où j’ai vécu, et que j’avais trouvé ça très bon.
- Y’a pas d’souci ! Pour te rattraper, t’as qu’à venir à la conférence sur la dissonance cognitive, organisée par l’ADA. Tu comprendras qu’en fait tu détestes la viande, mais tu ne peux pas te l’avouer.
Aïe, ce sont des timbrés ! Mais ma curiosité l’emporta. Pour la fille, pas pour la dissonance cognitive, vous aviez compris.
- Ok, j’y serai. C’est quand ? Où ?
- Tiens, voilà le lien, je t’attendrai à l’entrée. J’ai vu ta photo sur FB. Je te reconnaîtrai.
Je ne pouvais pas en dire autant pour elle.
***
La réunion avait lieu dans une ferme, en banlieue. Un coin de la vallée de la Bièvre. Je n’avais pas imaginé un endroit qui ressemble autant à la campagne, si près de Paris. Où il fasse aussi froid non plus. A l’entrée d’un hangar, le sosie de Virginie Ledoyen. Elle me fit un signe, c’était donc Camille. Je ne regrettais pas d’être venu.
- Salut, tu es bien Philippe ?
- En chair et en os.
Dans le contexte, c’était censé la faire sourire. Elle resta de marbre.
- Suis-moi, ça va commencer !
Avec une légère appréhension, je lui emboîtai le pas. Son attitude ne collait pas avec notre échange sur Facebook.
Il y avait là une vingtaine de personnes qui attendaient, assises par terre. Elles formaient un cercle au centre duquel il allait visiblement se passer quelque chose. Des animaux s’étaient invités. Une vache ruminait, couchée sur le flanc. Sur le sol, de la paille, où quelques cochons avaient déposé leur impôt encore fumant.
Camille Britton repartit vers l’entrée. J’hésitai quelques secondes à la suivre. Trop tard, la porte de l’étable grinça, le loquet chut dans un fracas métallique, le grésillement des néons s’interrompit. Il y eut quelques instants de noir absolu avant qu’un spot poussiéreux ne suivît une procession étrange. Deux femmes et un homme se dirigeaient au pas cadencé vers le centre du hangar. Ils portaient des capes orange, frappées individuellement des lettres A, D et A. Le tout formait le logo de l’association. Plusieurs d’entre nous eurent le réflexe de se lever et fuir, mais furent immédiatement dissuadés par les grognements de chiens loups que la manœuvre provoqua.
Je commençai à paniquer. Mais, bordel, qu’est-ce qui m’avait pris de liker cette Camille Britton ?
Le discours commença. Monsieur D parlait, mesdames A l’entouraient, légèrement en retrait.
- Comme vous vous en doutez, vous êtes ici parce que vous avez besoin d’aide. Chacun d’entre vous a manifesté une hostilité envers notre action, parfois agressive, souvent sarcastique. Mais par ailleurs, vous avez fait preuve d’amour envers les animaux. Vous êtes donc en dissonance cognitive, et nous allons vous aider à en sortir.
S’en suivit un discours lénifiant sur l’âme des animaux. Le leitmotiv de l’ADA était l’interdiction totale de consommation de viande. Je retrouvai du poil de la bête et coupai la parole de l’apôtre.
- Interdira-t-on également aux animaux carnivores d’en manger d’autres ?
- Nous les éduquerons progressivement. Par définition, ils sont innocents.
- Vous dites qu’ils ont une âme. Dans ce cas, comment peuvent-ils rester innocents ?
L’échange provoqua un brouhaha, sèchement interrompu par le maître.
- Bon, nous allons maintenant passer aux entretiens individuels. A l’appel de votre nom, je vous prierais de suivre nos sœurs A.
Les chiens tournaient autour du groupe, sans discontinuer. Les gens étaient paniqués, ils restaient silencieux, n’osaient pas se parler ni même se regarder. Ils comprenaient que leur vie était en danger.
Après plus de deux heures d’attente dans une humidité glaciale, ce fut mon tour. Encadré des deux sœurs A, j’entrai dans une pièce sans fenêtre. Un tribunal de cinq membres, tous cagoulés, se tenait là. En face, une chaise où l’on m’installa. Un acte d’accusation fut longuement déclamé. Toutes mes interventions sur les réseaux sociaux y étaient consignées et datées, jusqu’aux plus anodines. Cela finissait par mon échange avec Camille Britton. Ensuite, le juge qui tenait la position centrale prit la parole :
- Nous sommes prêts à abandonner toutes ces charges. Nous vous demandons simplement de signer cette déclaration qui vous mettra en accord avec votre vrai moi. Elle vous engagera solennellement à ne plus consommer de viande. La méthode peut vous paraître un peu brutale, mais plus tard vous nous remercierez.
- Et si je refuse ?
- Nous vous garderons quelques temps à la ferme, dans les conditions d’élevage habituelles des animaux.
- Allez tous vous faire foutre ! Vous êtes complètement tarés.
***
Je suis resté enfermé dans une cage, nu, comme une poule de batterie, nourri par mes propres excréments mélangés à des protéines. J’ai résisté pendant trois mois, et puis j’ai supplié qu’on me laisse une nouvelle chance de signer.
***
J’ai perdu l’usage de la parole, alors on me garde à la ferme, au service des animaux. Je suis content, je peux communiquer avec eux, je les comprends et ils me comprennent aussi. Non, je ne regrette plus d’avoir liké Camille Britton. L’autre jour, elle est passée, elle m’a embrassé sur le crâne, parce que depuis cette histoire je ne peux plus me tenir bien droit, voyez-vous.