Matthieu

Publié le par Philippe Mangion

Matthieu

Phil, je rentre pas, je déserte. Si tu veux me rejoindre, tu sais où je suis.

Le sms de Matthieu envahit mes pensées comme une migraine, au rythme de mes pulsions cardiaques. Je n’ai pas son courage, je n’en ai même pas eu l’idée. Lâchement, j’ai effacé le texto, immédiatement, comme s’il s’agissait d’une grenade dégoupillée.

Dès le lendemain de l’élection présidentielle, nous sommes consignés à la caserne. Plus aucune permission jusqu’à nouvel ordre. Le risque de désertion massive est trop grand. Seule une dizaine de soldats n’est pas rentrée, dont aucun gradé. L’état-major respire, il a évité le pire.

Le général Guyon est sombre. Il nous a réunis sur la place d’armes. L’atmosphère est irréelle. Pour la première fois, je vois un grand ciel bleu sur Sissonne. Dans ce faux décor urbain qui nous sert de centre d’entraînement, je ne pense qu’à Matthieu. A deux rangées devant, légèrement sur la droite, sa place est vide. Son profil, trois quart arrière dans mon champ de vision, me manque. J’ai mal.

Je t’ai traîné au Rex, il passe Intervista de Fellini. Je sens ton souffle quand tu chuchotes à mon oreille : « attends, Cinecittà, on dirait trop Sissonne ! » Je pars dans un long fou rire, pour cacher mon trouble. Tu es content de ton effet, tu me tapes dans le dos, exagérément, tu me secoues les épaules. La vie est un jeu avec toi, Matthieu.

Un vent chaud porte la voix du général. Les fumées de l’usine voisine diffusent une odeur de soufre. Ce qu’il va annoncer est inconcevable, pourtant nous nous y attendons tous.

<<- Comme vous le savez, des activistes ont pris les armes et occupent certains quartiers dans les grandes villes. Des déserteurs les ont rejoints pour former ce qu’ils appellent La Garde Nationale. Le gouvernement a demandé l’autorisation au parlement d’intervenir militairement. L’Assemblée a donné son accord.>>

Nous nous embrassons debout dans le labyrinthe des couloirs de la station Strasbourg-Saint-Denis. Nous avons exactement la même taille, nos corps s’emboîtent parfaitement. Tes lèvres sont sèches, ta barbe naissante me pique, cette sensation m’excite. C’est la première fois que j’embrasse un garçon. Nous entendons des pas, des voix. Quelqu’un peut nous surprendre à tout moment.

<<- Le 94è RI est une unité de combat urbain, nous avons reçu l’ordre de faire mouvement vers la capitale. Vous vous êtes préparés depuis des mois pour cela. Vous êtes des professionnels au service de la République, il faudra oublier tout le reste. Quand vous vous êtes engagés, vous n’imaginiez pas vous battre contre des Français, encore moins contre d’anciens camarades d’arme. Mais la nation ne peut tolérer ni le chaos ni la trahison. Vous êtes au service de la France, je ne permettrai pas les états d’âme.>>

Je te suis dans ce Paris des Boulevards que nous connaissons par cœur, que nous arpentons à chaque permission, dès que nous pouvons échapper à nos familles. Nous remontons la rue d’Hauteville, en point de mire cette église à colonnades de la place Franz Liszt. Les trottoirs sont étroits, la rue est mal éclairée. Nous ne pouvons marcher côté à côte. La gêne s’est installée, mais tu sais exactement où tu m’emmènes, et je te suis. On te reconnaît dans cet hôtel de la rue de Rocroy. Je ressens une jalousie brutale, violente. Tu rigoles, je te suis dans cet escalier sans fin.

Le GC 180 pue le kérosène, le bruit du moteur interdit toute conversation. La peur se lit sur les visages, aucun de nous n’est jamais allé au feu. Les téléphones, et même les lecteurs MP3, ont été confisqués. La guerre civile ne dit pas encore son nom, mais déjà la méfiance s’est installée. L’état-major fait volontairement régner la terreur pour parer à toute nouvelle défection. Nous n’avons eu droit qu’à un seul coup de fil à nos familles, en présence d’un gradé. Interdiction absolue de dévoiler notre destination. Impossible de dire à ma mère que nous ne passerons qu’à quelques centaines de mètres de la maison, à Aulnay. Mon père, lui, a paru beaucoup moins fier d’avoir voté Front National. Cette fois nous ne nous sommes pas engueulés.

Mon estomac est une pierre. La peur de combattre, le manque de Matthieu, je ne sais pas ce qui me fait le plus souffrir. La route de Sissonne à Paris n’en finit plus, la Nationale 2 est balayée par la pluie, le vent est glacial. La nature a repris ses droits. Dans les villes de banlieue que nous traversons, l’hostilité est palpable.

Caserne de Vincennes, le réfectoire, puis le dortoir. Je ne m’endors qu’au petit jour.

Tu es collé à mon dos, ton bras est replié, ta main posée à plat sur ma poitrine. Je suis réveillé, je ne bouge pas pour ne pas te déranger. Je voudrais te regarder dormir, mais je n’ose pas. J’essaie de capter ta respiration. Je ne la sens ni ne l’entends. Je suis inquiet, je me retourne. Tu es mort, une rafale de mitraillette a dessiné sur ton corps une diagonale en pointillés, rouges.

Je me réveille en sursaut en retenant un cri d’effroi.

Le convoi se dirige vers la Gare du Nord où nous devons prendre position, défendre ce point stratégique. Un regroupement de combattants de la Garde Nationale est signalé à proximité, place Franz Liszt. Des coups de feu, les premiers dans Paris, ont été échangés avec des policiers.

Je sais que tu es là, Matthieu. Tu es là dans notre chambre de l’hôtel Rocroy. Je me rapproche de toi, je suis tendu comme lorsque je te suivais dans la rue d’Hauteville. Je n’entends pas le sergent qui nous harangue, je ne sens pas les autres qui suintent de trouille, je ne vois pas le boulevard désert qui défile au cul du camion. Je me rapproche de toi, c’est tout.

Publié dans Nouvelles

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B
Une histoire d'amour entre gars sur fond de début de guerre civile due au FN, c'est gonflé ! Comme d'hab', tu arrives à nous entraîner dans ton histoire, complètement. On aimerait une happy end, mais les histoires d'amour finissent mal en général, tristes ou gay !
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P
Oui, j'avais peur que ce soit un peu casse-gueule, mais ça passe. Une histoire d'amour est toujours une histoire d'amour, la magie quel que soit le contexte.<br /> Au début, il y avait aussi une différence de classe sociale entre les deux gars, mais là la barque aurait coulé pour de bon !