The Harpyes days
- Allez-vous en ! Y'a plus de place ici. Et puis on n'a pas assez de réserves, on tiendra jamais jusqu’aux prochaines Siestes.
On était au dixième jour du 3ème cycle lunaire. Phinéas, le chef du clan qui occupait le niveau moins 4 du parking Magenta, vociférait dans l’interphone de secours qui les reliait à la surface. Il restait indifférent aux hurlements d’horreur et aux supplications de la foule. Ce n’était pas la première fois qu’il refusait l’accès, il en allait de la survie des siens. Quand, au loin dans Paris, il entendit le cri mortel des Harpyes qui s’amplifiait, il coupa l’interphone et ordonna aux autres de mettre leur casque de protection. Les petits monstres avaient développé des capacités soniques pouvant traverser des murs de béton. Un chercheur de l’IRCAM avait estimé, à partir d’enregistrements, qu’ils possédaient au moins sept cordes vocales. Les Harpyes, au nombre de six, étaient le produit d’un accident génétique qui reste à ce jour encore inexpliqué.
Seuls les casques émetteurs d’ondes interférentielles étaient vraiment efficaces. Lors des dernières Siestes, Phinéas n’avait pu s’en procurer qu’une centaine au marché noir, ce qui était largement insuffisant pour les sept cents membres de son clan. C’est pendant le même répit qu’ils avaient pu descendre d’un niveau et investir le 4ème sous-sol du parking. Pour cela, les membres de sa famille n’avaient pas hésité à vendre tous leurs biens. Chaque place pouvait atteindre les dix mille euros par jour, jusqu’à vingt-mille pour les nuits de pleines lunes, les plus dangereuses.
Phinéas était conscient que les clans des niveaux supérieurs ne résisteraient pas assez longtemps au harcèlement des monstres. La situation était extrêmement dangereuse. Avec son groupe de combattants, ils avaient pu obstruer toutes les entrées et tous les conduits d’aération du moins 4, il n’en était pas de même aux niveaux supérieurs. Il y avait des failles. En l’occurrence, le clan du moins 2, qui n’en était qu’à sa première occupation, était un maillon faible.
Phinéas ne mit pas de casque, pour rester à l’affût. Les hurlements des humains diminuèrent rapidement, le massacre fut rapide en surface, square Satragne. Il imaginait ce qui était en train de se passer, lui-même avait assisté à la toute première attaque, dans ce même square, à l’entrée de la rue du Faubourg-Saint-Denis. C’était le 9 juin 2015, moins d’une année auparavant. Cela lui paraissait une éternité. Il y avait là une mère, enceinte, et ses trois filles. Phinéas, les connaissait, c’était les petites terreurs du 86, le groupe d’immeubles où il habitait. Il s’agissait de triplettes issues d’une fécondation in vitro. Elles criaient, arrachaient les fleurs, martyrisaient les autres enfants. La mère ne disait rien, elle était dépassée, passive. Quand elle leva la tête, ce fût pour dire, d’une voix lasse :
- Les filles, il faut y aller, on est en retard pour le conservatoire.
Elles gémirent de concert :
- Non, on veut pas y aller !
- S’il vous plaît, les filles, par pitié !
Pour les encourager à la suivre, la femme s’était levée et lentement dirigée vers la sortie. Phinéas, qui suivait la scène d’un œil distrait, fut le seul à observer le phénomène. Il assista à la transformation physique des trois petites teignes. En quelques secondes, elles quittèrent leur manteau et des ailes se déployèrent sous leur bras. Leurs rotules pivotèrent, transformant leurs jambes en pattes arrière souples et puissantes. En deux bonds, aidées par leurs ailes, elles sautèrent sur la mère, et en quelques secondes, l’énucléèrent, lui dévorèrent la langue, les seins et le vagin, retournèrent son utérus comme un gant. Phinéas, en état de sidération, les vit récupérer, dans cet amas de chair sanguinolente trois fœtus, vivants, qui présentaient les mêmes anomalies génétiques. Malgré sa terreur, Phinéas put s’apercevoir qu’Il s’agissait de mâles. Tout comme leurs sœurs ils possédaient un appareil génital hypertrophié. Après quoi les triplettes ailées s’envolèrent vers l’arche de la Porte Saint-Denis. Chacune portaient un de leurs frères, accrochés à leurs pattes zygodactyles. La scène n’avait duré qu’une minute, on ne les revit plus jusqu’aux premiers massacres.
Le scénario était toujours le même. On entendait d’abord leur cri paralysant. Quelques minutes plus tard, les Harpyes s’abattaient sur leur objectif. Cela pouvait être un parc, un supermarché, un restaurant. Dans une ronde infernale, comme un tourbillon, les petits monstres détruisaient tout sur leur passage. Ils sautaient à la gorge des passants, les mordaient et les griffaient jusqu’au sang. Quand leurs victimes s’écroulaient, ils les déchiquetaient. Ils s’excitaient entre eux, dans leur innocence enfantine le massacre les amusait, et ils ne montraient aucune pitié.
La mutation avait radicalement transformé le cycle de sommeil des Harpyes. Les monstres ne s’épuisaient qu’aux lunes noires, soit tous les 28 jours. Ils dormaient alors 72 heures d’affilée, période qu’on appelait les Grandes Siestes. Les humains n’avaient que ces temps pour enterrer leurs morts, consolider leurs abris et organiser leur vie sous terre. Ainsi, pendant ces trois jours de répit ils sortaient à l’air libre, mais chuchotaient et évitaient d’éclairer inutilement les rues et les habitations, de peur de réveiller les Harpyes. Au troisième jour, ils retournaient aux abris, du moins pour ceux qui avaient la chance d’en posséder. Les autres priaient pour être épargnés. Voilà à quoi ressemblait la vie à Paris depuis le 9 juin 2015.
Personne n’avait réussi à repérer leur refuge. Les recherches était difficiles, compliquées encore par les associations familiales et défenseurs des enfants. Ceux-là arguaient le fait qu’il s’agissait de mineurs, que les Harpyes n’étaient pas responsables de leurs actes et encore moins de leur mutation génétique. Les leaders étaient des croyants issus des rangs de la Manif pour tous. Un mouvement national s’était créé, soutenue par une large majorité des provinciaux, qui n’étaient pas concernés directement par les événements de Paris. Comme, du fait des cris paralysants, il y avait très peu d’images des massacres, beaucoup criaient au complot. Les intégristes, quant à eux, clamaient qu’il s’agissait là d’une punition de Dieu contre les procréations médicalement assistées. Les Harpyes étaient ses messagers, l’Apocalypse avait commencé, on ne pouvait rien y faire, si ce n’est attendre et prier.
Au dixième jour du cycle, les Harpyes envahirent le premier sous-sol du parking. Au dix-septième jour, elles atteignirent le deuxième. L’écho des massacres se rapprochait inexorablement. C’était l’effroi dans le clan Phinéas. Des mouvements de panique jetaient les personnes contre le mur opposé aux portes et portails, pourtant très solidement renforcées. Phinéas avait placé sa garde en protection du stock de casques interférentiels. Le danger n’était pas imminent, deux niveaux les séparaient encore des Harpyes. Mais tous comprirent que, dans les 13 jours qui restaient jusqu’aux prochaines Siestes, elles se trouveraient aux portes du clan Phinéas. On connaissait leur arme fatale pour saper la résistance des humains et leur faire déverrouiller les portes blindées : la Complainte de Bébé. Au bout d’un temps qui ne dépassait jamais 48 heures, ce chant ininterrompu provoquait une réaction hormonale emphatique chez certains humains, en particulier ceux qui étaient parents. Ils se persuadaient qu’il était possible d’amadouer les Harpyes, de leur faire entendre raison. En les prenant dans leurs bras, les plaintes s’arrêteraient, les massacres aussi. Alors, comme des zombies, ils ouvraient les portes. C’est ainsi que les monstres gagnèrent du terrain dans le parking, niveau après niveau. Afin d’anticiper l’inévitable confrontation, Phinéas prépara un plan secret, dont il mit uniquement ses plus fidèles combattants au courant.
Au 23ème jour du cycle, les Harpyes étaient aux portes de 4ème sous-sol. Cependant, le premier objectif de Phinéas était atteint. Les nuits de pleines lunes, celles où les enfants monstres se montraient les plus féroces, étaient passées. Par sécurité, il fit distribuer les casques interférenciels aux parents d’enfants de moins de trois ans, les plus susceptibles de succomber à la Complainte de Bébé. Les autres furent équipés de boules Quiès simples. La stratégie permit de gagner deux jours. Comme Phinéas l’avait prévu, les premières défections vinrent des jeunes couples. Il fit abattre les premiers d’entre eux qui se dirigèrent vers les portes blindées. La peur que provoqua cette exécution permit de gagner deux jours de plus. Mais au 25ème jour, les insurgés s’étaient regroupés pour avancer en un groupe compact vers les portes. Ils étaient maintenant trop nombreux pour espérer contenir la révolte. Dans leurs rangs, on entendait des « calmez-vous, les enfants, on arrive », des « d’accord, d’accord, vous pourrez dormir avec nous ». Pendant qu’ils démontaient les verrous, Phinéas, suivant très précisément son plan, fit entrer le reste du clan dans un conduit d’évacuation, qu’il avait depuis longtemps repéré. D’une longueur de deux cents mètres environ, il donnait sur les voies de la ligne 4 du métro. Ce tunnel était fermé par deux grilles, à ses extrémités. Phinéas plaça deux gardes en tête du cortège, leur ordonnant de laisser pour l’instant la grille fermée, côté métro. Le but était de piéger les Harpyes en les attirant dans le conduit. Lui-même et le reste de ses combattants se postèrent à l’entrée du tunnel côté parking.
Les Harpyes s’introduisirent avant que les derniers combattants soient à leurs postes. Heureusement, les enfants monstres étaient trop occupés à dépecer les Parents Compatissants. Pendant le carnage, Phinéas put les observer de près. Leurs visages enfantins et rieurs étaient maculés de sang. Comme lors de la première scène à laquelle il avait assisté square Satragne, ils s’attaquaient en priorité aux yeux, à la langue et aux organes génitaux. Ils arrachaient les utérus des femmes, écartaient les cols pour se glisser à l’intérieur, s’y vautraient pour retrouver des sensations subconscientes. En revanche, ils arrachaient et déchiquetaient les pénis et les testicules avec rage, comme s’il s’agissait d’une vengeance.
Laissant là ces amas de chair, ils reprirent leur ronde joyeuse dans les airs. Pour les attirer, Phinéas lança volontairement les injonctions qui, à coup sûr, leur feraient perdre tout jugement et tout contrôle. Allez, au lit, les enfants. Il faut dormir, c’est l’heure de la sieste. Pour couvrir les cris des Harpyes qui déjà paralysaient un grand nombre de personnes, il donna le signal convenu et tout le clan répéta avec lui : Allez, au lit, les enfants. Il faut dormir maintenant, c’est l’heure de la sieste. Les six monstres entrèrent dans une colère virulente. Oubliant toute forme de prudence, les six harpyes se précipitèrent dans le tunnel. Phinéas, qui était resté posté à l’entrée, enferma tout le monde à l’intérieur, lui compris. Les monstres étaient piégés et un combat héroïque fut engagé. La garde du clan se sacrifia, obstruant le tunnel avec leurs propres corps, pendant que, à l’autre sortie, côté métro, les membres étaient évacués. Les deux combattants qui étaient chargés de l’évacuation, avaient pour ordre de refermer la grille une fois l’opération terminée. Quand ce fut fait, Phinéas déclencha la toute dernière phase de son plan. Les combattants encore vivants se suicidèrent collectivement. Les six Harpyes, enfermées, enragées, se gavèrent de leurs organes jusqu’au dernier. Puis, enfin, les enfants monstres s’endormirent. Le jour des Grandes Siestes était arrivé.
Pour éviter une guerre civile contre les associations familiales, qu’aurait à coup sûr déclenchée la médiatisation de cette capture, on emmena, pendant leur sommeil, les Harpyes sur l’Île aux Enfants, une base secrète de Polynésie. Les petits monstres y vivraient encore, enfermés dans une immense volière. Pour les mêmes raisons, on enterra sur place et en tout discrétion les martyrs du clan Phinéas. Si vous passez square Satragne, vous remarquerez deux statues sans plaque, une femme portant le soleil, un homme portant la lune. Sachez que c’est en leur mémoire. Vous aurez alors une pensée pour ces hommes et femmes qui sacrifièrent leur vie pour la sauvegarde de l’Humanité.