Monsieur Roalion et Jurdh-le-rat.
Bon, alors il était une fois un industriel, nommé Roalion, du genre très important, vendeur de chars, d’avions de chasse et d’armes, élu de la République, ami du Président Narkozé, accessoirement patron de presse. Monsieur Roalion se rendait tous les ans dans un pays africain pour négocier, dans le désert, avec le dictateur Kah Dehfi, 82ème descendant de la dynastie Jeyh Tailh Enkr, despote à demi fou. Le Falcon de Roalion se posait sur une piste au milieu de nulle part, où la nuit on pouvait repérer les satellites espions à l’œil nu. La piste était balisée par des torches lampes à pétrole. Le pétrole, ici, c’était la vie, il en coulait plus que du Coca-Cola. On disait que le dictateur buvait un verre de brut tous les matins. Au bout de la piste, couleur vipère à cornes, un village de tentes se confondait avec les dunes. Là se décidaient, aux troisièmes lunes noires de chaque année, et dans la plus grande rusticité, l’avenir de l’industrie française d’armement, 28% de l’approvisionnement en pétrole et en gaz, et enfin le montant du financement du parti du Président. Roalion était un homme influent.
Un jour que le Falcon redécollait vers Paris, on trouva un passager clandestin dans un compartiment technique de l’avion. Il était de petite taille, sec, nerveux et crasseux. On lui demanda son nom, il répondit qu’on l’appelait Jurdh, le rat, depuis toujours. Il prétendit risquer la mort pour s’être glissé sous la tente à provisions et dérobé quelques restes de fromage. La terrible garde de Mauro Rah était à ses trousses. Roalion était de bonne humeur, il venait de calculer sa rétro-commission. Il écouta donc ce qui lui restait d’humanité, et n’ordonna pas au commandant de le balancer dans le vide, comme habituellement dans ces circonstances. On a toujours besoin d’un petit teigneux près de soi, se dit-il.
A partir de ce jour, Jurdh lui voua une reconnaissance sans limite. Il jura qu’il était prêt à donner sa vie pour son nouveau seigneur, et monsieur Roalion y trouva une grande opportunité. Il installa Jurdh dans une cité ghetto de sa bonne ville de Corbeille-Les-Sous, dont il était l’édile aidant et aimé. Jurdh apprit le français avec l’accent de banlieue. Il devint les yeux et les oreilles de Roalion dans les quartiers, et surtout son agent corrupteur en chef. Il forma une bande, on l’appelait Jurdh-le-Rat. Il achetait les voix 50€ pour les municipales, 75€ pour les législatives. Monsieur Raolion l’emportait avec des scores confortables pour bien moins cher qu’une campagne de publicité.
Le système ronronnait tranquillement lorsqu’un jour le vent tourna. Le Président Narkozé avait invité Kah Dehfi LXXXII en visite officielle en France. Il installa sa tente et sa suite dans les jardins de l’Elysée. C’était le début du printemps et ils écrasèrent les fleurs naissantes, crocus, primevères et pensées.
L’épouse du Président, qui chaque année attendait le réveil de la nature avec émotion et fébrilité, décompensa :
- Tu me vires ce connard, ses pouffiasses et ses morveux, sinon tu me revois plus !
- Bébé, j’t’en supplie, il va me filer le pognon pour ma campagne. Dès qu’il rentre dans son désert, j’te jure je vais lui mettre sa mère. Le temps de former une coalition et je l’explose. J’te promets bébé.
Bébé bouda mais accepta. Kah Dehfi LXXXII raqua et rentra. Quelques semaines plus tard les premières bombes s’abattaient sur la capitale Treh-Pouli, détruisant le palais fraîchement livré par Bouygues.
Mais c’est là que survint un gros problème ! Le Président Narkozé, quelques jours avant l’attaque, avait envoyé Roalion à Treh-Pouli pour « tenter la voie diplomatique jusqu’au bout et épargner des vies humaines ». Tu parles, Charles, deux gaules ! C’était surtout pour gagner du temps et laisser le temps aux porte-avions de s’approcher au plus près des côtes.
Dans sa précipitation à venger le crocus, le Président n’attendit pas le retour de Roalion pour donner l’ordre d’attaquer. L’industriel fut gardé comme otage. Cela ne perturba pas son ami Narkozé : « ça le fera maigrir, le gros ! Avec tout ce qu’il se gave en commissions, une petite cure ne lui fera pas de mal ! »
La « guerre-éclair » s’embourba, une année s’écoula et Roalion dépérissait dans les geôles nauséabondes de Treh-Pouli. Jurdh, bloqué dans sa cité de Corbeille-Les-Sous, impuissant à venir en aide à son seigneur et maître, n’y tenait plus. Il convoqua sa bande :
- Il faut qu’on fasse quelque chose, on peut pas laisser béton tonton Roalion après tout ce qu’il a fait pour nous. Avec tout le fric qu’il nous a laissé, on peut s’équiper comme des mercenaires, payer des passeurs, monter une expédition commando pour aller le libérer.
Dans la bande, Ali-la-Fontaine, qui était devenu religieux après un bad trip, montra la voix de la sagesse. On l’appelait ainsi car, depuis qu’il avait rencontré Dieu, il ne buvait que de l’eau.
- Tu as la rage, Jurdh, tu as la force, mais il te manque la patience. Ne crains pas la longueur du temps. Alors écoute ce que je te propose. Profitons du chaos dans ton pays, utilise la cagnotte de Roalion à créer un groupe islamique à Treh-Pouli, affilie-le à Al-Qaqa. Gère le tout par Internet, commande une campagne de phoning depuis le Maroc voisin, recrute les meilleurs prédicateurs. Dans un an tu auras une armée de martyrs prêts à s’exploser les tripes pour libérer monsieur Roalion.
Jurdh-le-Rat suivit les conseils d’Ali-la-Fontaine. Cela s’avéra en effet bien plus raisonnable : après quelques mois, les premiers attentats suicides décimèrent les marchés de Treh-Pouli. L’armée, harcelée par les frappes aériennes de l’opération Crocus, ne put lutter efficacement contre les insurgés. Le régime s’effondra et les otages furent libérés.
Monsieur Roalion rentra triomphalement Corbeille-Les-Sous, réinvestit son fauteuil de maire, son siège de député, ses conseils d’administration et ses comités de rédaction. Jurdh reprit ses activités dans la cité, corruption, deal, racket. Ainsi, la vie retrouva son cours habituel, tranquille et familier.