Louise Michel et l’affaire Dreyfus
J’entends et je lis régulièrement : Louise Michel n’a pas pris position dans l’affaire Dreyfus.
Alors je suis allé fouiller dans les documents pour repérer dans ses écrits ou ses actions ce qui est en rapport avec l’affaire Dreyfus ou l’antisémitisme... et en effet ils sont rares. Je livre ici une sélection significative de ce que j’ai trouvé, dans l’ordre chronologique. C’est sûrement incomplet, n’hésitez pas à m’en indiquer d’autres si vous en avez connaissance.
Pour rappel, l’affaire Dreyfus se déroula de 1894 à 1906, avec un point culminant en 1898, après le « J’accuse » d’Émile Zola.
Avant 1898, l’antisémitisme imprègne une grande partie de la société, y compris dans les organisations ouvrières (1). Il existait un antisémitisme anticapitaliste qui avait voix au chapitre dans la presse socialiste. Par exemple, le journaliste Auguste Chirac, socialiste proudhonien et antisémite, collabora aussi bien à La Revue socialiste qu'à l'hebdomadaire L'Anti-Sémitique.
Chez les anarchistes, auxquels appartient Louise Michel, la position dominante envers Dreyfus est l’indifférence. Cette affaire entre militaires ne les concerne pas (2).
Cependant, pour l’historien Michel Dreyfus (1), « l’Affaire, cet événement exceptionnel, constitue un tournant fondamental dans l’histoire de la construction de la solidarité entre la gauche et les Juifs, de la Révolution française à nos jours. »
Chez les proches de Louise, c’est le grand écart. Clémenceau, le maire et ami de Montmartre, d’avant la Commune, médecin de sa mère Marianne, est parmi les dreyfusards les plus actifs. Rochefort, journaliste influent, ancien communard, compagnon d’exil, qui aide financièrement Louise, est un farouche antidreyfusard.
Avant de présenter les documents, voici mon sentiment : au moment de l’Affaire, Louise avait depuis longtemps une aversion pour l’antisémitisme, mais qu’elle exprimait de façon très maladroite, usant des mêmes clichés que les antisémites. En substance, si les juifs sont plus avides que la moyenne, ce n’est pas de leur faute. C’est, dans l’histoire, la nécessité d’amasser de l’argent pour payer les rançons qu’on leur imposait qui les a rendus comme ça... Elle emploie pour cela le mot bizarre d’acquisivité [instinct qui pousse à acquérir].
Par ailleurs, pour ce qu’on appellerait de nos jours la « finance mondiale », elle use de dérivés malheureux (et mal maîtrisés orthographiquement) de Shylock : schylocks, schiloquerie, bande Schilokière. Shylock est un personnage du Marchand de Venise de William Shakespeare, riche usurier juif, « pratiquant des taux déraisonnables et acharné dans le recouvrement de ses créances » (4).
Concernant l’affaire Dreyfus elle-même, avant 1898, Louise partageait l’indifférence des anarchistes. Mais, à la suite du « J’accuse », au cours de cette année 1898 où, dans la société, une position neutre devenait intenable, elle pencha, dans le sillon de Sébastien Faure, avec qui elle avait fondé le Libertaire, vers un dreyfusisme modéré. Mais le fait est que je n’ai trouvé aucun texte où elle exprimait cette position de façon claire.
Enfin, le seul but de Louise était la révolution sociale. Pour faire triompher la cause des plus démunis, elle était prête à avaler toutes les couleuvres.
Antisémitisme, misogynie, homophobie. Nombre de ses camarades révolutionnaires, par leurs propos, ne manquaient pas de la mettre à l’épreuve.
Voici les textes et documents :
Sémites et antisémites (extrait)
[Texte de Louise Michel paru le 29/4/1890 dans le journal l’Égalité où Louise feuilletonna le second volume de ses mémoires (3)]
« Après boulangistes et antiboulangistes, sémites et antisémites.
Le titre peut causer des luttes fatales au développement de l'Internationale.
Capitalistes et ennemis du capital, tel est le courant qui se produit fatalement et que ceux qui tripotent les capitaux ont intérêt à faire dévier.
C'est au temps où les juifs payaient de fabuleuses rançons s'ils ne voulaient pas être brûlés vifs ou torturés, que le sens de l'acquisivité prononcé déjà chez eux, s'est affamé de plus en plus : les juifs, ayant la mort en face ou la richesse à acquérir, ont acquis la richesse.
N'y a-t-il pas chez les tripoteurs d'argent, à quelque race qu'ils appartiennent, quelle que soit la religion qui les a inscrits, le même développement de l'acquisivité, elle enveloppe toutes les autres difficultés, elle s'en sert comme d'outils, les plie à son profit.
Est-ce que la finance n'est pas l'internationale de l'or composée de tous les schylocks de toutes les sectes.
Comme les luttes entre boulangistes et antiboulangistes, ont été avivées par le gouvernement aux abois, la question antisémite est avivée par le même gouvernement afin que dans le vacarme de la chasse à l'homme, on n'entende pas, au petit bruit sec de l'or, valser les banques où les Constans du monde entier puisent à pleins bras pendant qu'ils y sont.
Au vent la finance quelle qu'elle soit.
Au vent les urnes.
Au vent tous les mensonges.
La révolte fera la paix entre les hommes en jetant dans la même flamme vengeresse le suffrage universel et le veau d’or. »
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Les juifs
[Texte de Louise Michel paru le 26/6/1890, toujours dans le journal l’Égalité]
« On a tort de désigner par le mot juifs les capitalistes.
Le capital est une religion à laquelle appartiennent tous les vautours de la terre : qu'ils soient hébreux, musulmans ou chrétiens, ils sont de la schiloquerie universelle.
Cette note n'est pas à notre usage, il y a longtemps que nous avons fait la différence entre des hommes honnêtes d'origine hébraïque et les semeurs d'or de même origine qui, ayant fait leur germinal dans l'humus de notre époque où tout est à vendre, espèrent y faire en paix leur fructidor.
Les révolutionnaires d'origine juive, les travailleurs de même origine ne sont pas des juifs, les banquiers catholiques sont de la bande Schilokière — ils appartiennent au Dieu capital qui leur a donné son cœur de marbre ou d'or.
Si les juifs symbolisent l'amour de la possession, si le sens de l'acquisivité déjà développé chez les races nos aînées s'est fortifié chez eux, n'est-ce pas le résultat de l'avidité avec laquelle seigneurs, hauts barons et rois les détroussaient au Moyen Age.
Il fallait de l'or au juif pout payer rançon, c'est donc à travers les tortures que s'est développé le sens de l'acquisivité, l'or c'était le salut.
Est-ce que le sens de la liberté, chez les anarchistes surtout, n'est pas en voie de progresser à travers la persécution, c'est ce qui explique ses fréquentes et violentes révoltes.
Chez l'humanité de demain, ayant la terre comme magasin général, le sens de l'acquisivité s'arrêtera (l’objet des convoitises, la satisfaction des appétits étant détruit par cela même que les appétits seront satisfaits).
Quand le capital comme le pouvoir aura disparu, le crime à son tour disparaîtra.
N'est-ce pas en forçant l'homme aux mâchoires de fauve à vivre d'aussi peu que l'homme d'appétits ordinaires, qu'on éveille la brute et qu'elle redevient tigre.
À chacun selon ses forces, le travail, à chacun selon ses besoins, les choses de l'existence, cette simple formule contient la disparition de l'antagonisme humain. »
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Année 1898 : l’affaire Dreyfus est à son apogée
10/1/98 : Esterhazy, accusé d’avoir falsifié les documents à charge contre Dreyfus, est acquitté à huis-clos par un conseil de guerre
13/1/98 : Le « J’accuse » de Zola paraît dans l’Aurore
15/1/98 : Louise Michel participe à une réunion contre le huis-clos du procès Esterhazy.
Le texte de l’affiche ne tranche pas entre Dreyfus et Esterhazy (« qui est le traître ? nous l‘ignorons »), mais dénonce le huis-clos, ce qui est déjà pencher légèrement vers Dreyfus, en dénonçant un procès truqué pour acquitter Esterhazy. Il est à noter que tous les anarchistes n’étaient pas d’accord pour tenir cette réunion (2).
Lien de l’affiche (également en photo dans cette publication) : https://placard.ficedl.info/IMG/arton9018.jpg?1548427711
17/1/98 : Les anarchistes perturbent une réunion anti-dreyfusarde organisée par Drumond et Rochefort.
Compte-rendu épique à lire ici dans le Libertaire : https://www.retronews.fr/.../22-janvier-1898/1835/3537805/1
18/1/98 (4 jours après le « J’accuse ») : Dans une lettre à l’Aurore qui la sollicitait, Louise refuse de signer l’appel de Zola. Il est parmi les messages à tiroir de Louise, que chacun interprétera à sa convenance.
« Nous recevons de la citoyenne Louise Michel la lettre suivante :
Je n'ai envoyé d'adhésion à qui ce soit. J'ai dit assez haut ma façon de penser qu'on ne puisse pas s'y tromper. Nous sommes à la fin du vieux monde. Tous les affolements déchaînés survivront aux pouvoirs qui croulent, aux religions vont disparaître, pour durer encore.
Je crie à ceux qui combattent : prenez garde de servir, par vos haines, les pouvoirs aux abois !
C’est tout.
Louise MICHEL
Paris, 18 janvier 1898 »
Voici un lien vers la page de l’Aurore où la réponse est publiée : https://gallica.bnf.fr/.../f1.item.r=louise%20michel.zoom
1898 (je n’ai pas retrouvé la date exacte) : Louise donne un poème (Le rêve) et la préface à un ouvrage de Constant Martin : Inquisition et antisémitisme, résumé de l'histoire juive, commentaire sur le mouvement antisémite.
Je ne l’ai pas lu. Si l’un de vous a le texte, je suis preneur. Il est à la BNF, mais inaccessible pour l’instant à cause du COVID : https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30894258f
3/9/1898 : Conférence de Sébastien Faure : « Dreyfus est innocent ». Cette fois une partie des anarchistes prend clairement position. Louise n’apparaît pas sur l’affiche, dommage... Même si, à mon sens, elle était de cette tendance-là.
Affiche : https://placard.ficedl.info/IMG/arton9362.jpg?1587114459
Compte-rendu du Libertaire du 4/9/98 : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34447276x/date18980904
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Notes :
(1) Dreyfus, Michel. « 3. Durant l’affaire Dreyfus (1894-1906) », L'antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, sous la direction de Dreyfus Michel. La Découverte, 2011, pp. 69-97. https://www.cairn.info/l-antisemitisme-a-gauche...
(2) à lire l’excellente analyse de Maurice LAISANT dans la revue libertaire La Rue (n°3, 1er trim. 69) : http://www.antimythes.fr/publications/lr/lr_3/lm_lr_3.pdf
(3) Louise Michel. À travers la mort, mémoires inédits 1886-1890. Édition établie et présentée par Claude Rétat. Éditions la Découverte. https://editionsladecouverte.fr/.../index-___travers_la...
(4) Source wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Shylock