Louise Michel : la rue de Hautefeuille et l'éducation populaire
On lit dans les mémoires de Louise :
« Celles qui, sous l’Empire, jeunes institutrices ou se préparant à le devenir, étaient avides de ce savoir dont les femmes n’ont que ce qu’elles ravissent de côté et d’autre, venaient rue Hautefeuille s’assoiffer encore de science et de liberté. [...] La science et la liberté ! Comme c’était bon et vivifiant ces choses-là, respirées sous l’Empire dans ce petit coin perdu de Paris ! Comme on y était bien, le soir, en petits groupes, et aussi les jours de grandes séances où, plus nombreuses, on laissait aux étrangères la salle entière ! Nous nous placions, le petit tas des enthousiastes, dans le carré près du bureau où était la boîte du squelette avec une foule d’autres choses dont le voisinage nous plaisait. De là, au fond de l’ombre, nous entendions et voyions bien mieux. La petite salle débordait de vie, de jeunesse ; on vivait en avant, bien en avant, au temps où tous auront une autre existence que celle des bêtes de somme dont on utilise le travail et le sang. Surtout cinq ou six ans avant le siège, la rue Hautefeuille formait, au milieu du Paris impérial, une retraite propre où ne venait pas l’odeur du charnier ; quelquefois les cours d’histoire grondaient en Marseillaise et cela sentait la poudre. »
Au 1 bis, de la rue de Hautefeuille (1) se trouvait le siège de la Société pour l’instruction élémentaire. Louise s’y est beaucoup investie dans les années 1860. J’ai retrouvé sur Gallica le bulletin de cette société pour l’année 1868 (2), qui témoigne de son implication. Il est émouvant de voir comment Louise et ses amies bataillent pour promouvoir toujours plus d’éducation pour les classes populaires, en particulier les femmes.
Fin janvier 1868, avec Julie Longchamp, son amie de toujours, avec laquelle elle est montée à Paris depuis la Haute-Marne, et Malvina Poulain, la sous-maîtresse qu’elle emploie dans son école de Montmartre, compagnonne de lutte, future communarde, elle demande à la Société de bien vouloir inaugurer les séances de lecture populaire qu’elles ont créées pour les femmes et filles d’ouvriers. On imagine que cette démarche a pour but d’en faire la publicité, la Société comptant parmi elle des éminents personnages, comme les députés républicains Jules Favre, Eugène Pelletan ou Jules Simon. La Société donne son accord (3).
Le 19 février, voyant que cet accord n’est pas suivi d’effet, elles insistent pour que le conseil d’administration fixe illico la date de cette inauguration (4). On remarque que Julie Longchamp a, quant à elle, laissé tomber l’affaire, occupée qu’elle est par la nouvelle école qu’elle a fondé au faubourg Saint-Antoine.
Le Conseil approuve le principe de cette inauguration officielle, mais la date en sera fixée ultérieurement... On sent en filigrane un léger agacement envers ces institutrices qui n’abandonnent jamais.
Mais leur pugnacité porte ses fruits. On lit dans le rapport d’activité du secrétaire général, Gustave Francolin, le « docteur Francolinus » des mémoires de Louise (5), que cette inauguration a bien eu lieu le 27 mars. Hourra !
La Société pour l’instruction élémentaire organise aussi des conférences. Il est noté que Louise et son amie écrivaine Adèle Esquiros, future communarde elle aussi, interviennent dans celles concernant l’éducation professionnelle des filles, sujet qui leur tient particulièrement à cœur (6). Elles sont les deux seules intervenantes femmes, dernières d’une liste d’hommes aux titres pompeux.
La Société pour l’instruction élémentaire a été créée au début du XIXe siècle afin de promouvoir l’enseignement mutuel, d’inspiration laïque, qui consistait « dans la réciprocité de l'enseignement entre les écoliers, le plus capable servant de maître à celui qui l'est le moins » (7). Tellement moderne qu’on lui reprocha d’ébranler l’ordre social. L’enseignement catholique qui était vent debout en contra sa propagation. Mais, avant qu’elles ne soient marginalisées, la France compta dans les années 1830 plus de 2000 écoles mutuelles, dont une vingtaine dans la seule ville de Chaumont, où Louise Michel suivra quelques années plus tard sa formation d’institutrice. Les méthodes d’enseignement de Louise, qu'à travers les réactions parfois surprises de ses contemporains on peut considérer d’avant-garde, ont à mon sens trouvé leur inspiration dans cette proximité. Ne note-t-elle pas en en-tête d’une lettre à Hugo écrite à 20 ans : « Pensionnat de Madame Beths, près l’école mutuelle, Chaumont-en-Bassigny, Haute-Marne ». L'école mutuelle, un repère pédagogique autant que géographique ?
----------------------
Notes :
(1) La rue de Hautefeuille, ce « petit coin perdu de Paris », comme l’appelle Louise, se situe en plein Quartier latin, à deux pas de la place Saint-Michel... J’ai joint la photo de la rue de Hautefeuille en 1866, par Charles Malville, captée sur le très documenté site vergue.com. Le n° 1 Bis, siège de la Société pour l’instruction élémentaire, correspond au premier ou second portail sur le trottoir de gauche. Lien de la photo : http://vergue.com/post/713/Rue-Hautefeuille
Dans cette même rue de Hautefeuille : la sœur de Blanqui vivait au numéro 22. Dans les années 1860, il s’y est parfois planqué ; Courbet, futur communard, y avait son atelier. Les réalistes s’y retrouvaient à la brasserie Andler, où l'on croisait également Proudhon ; l’école de médecine, à proximité, comprenaient de nombreux jeunes blanquistes. On peut imaginer que, dans les lieux de ce « coin perdu de Paris », se nouèrent, à la fin du second Empire, de nombreuses amitiés révolutionnaires.
Je joins 2 photos d'œuvres de Courbet représentant la brasserie Andler, dans 2 ambiances bien différentes...
Lien de l'image : https://upload.wikimedia.org/.../Cabaret_Andler-Keller...
(2) Bulletin de la société pour l’instruction élémentaire – Année 1868. En accès libre ici :
https://books.google.fr/books?id=QK4EAAAAQAAJ...
(3) Photo jointe : extrait du bulletin, séance du 22 janvier 1868
(4) Photo jointe : extrait du bulletin, séance du 19 février 1868
(5) Photo jointe : extrait du "RAPPORT SUR LES TRAVAUX DE LA SOCIETE". Gustave Francolin est une personnalité injustement méconnue. Ancien instituteur, touche à tout (physique, chimie, musique, ...), rédacteur et créateur de multiples revues, c’est un infatigable pédagogue. Franc-maçon, socialiste, il est un pionnier de la laïcité.
Ce rapport général pour l’année 1868 est un texte pro-laïque et féministe, sans paternalisme, ce qui est rare pour l’époque.
Lien direct : https://books.google.fr/books?id=QK4EAAAAQAAJ...
(6) Photo jointe : extrait du bulletin, titré « CONFERENCES DE LA SOCIETE POUR L’INSTRUCTION ELEMENTAIRE »
(7) Au sujet de l’enseignement mutuel, à lire l’article sur le site de l’Institut français d’éducation : http://www.inrp.fr/.../dictionnaire.../document.php...